Revue philosophique

Le dilemme de la philosophie de l'esprit

 

Nous allons examiner brièvement une doctrine contemporaine nommée le "physicalisme non réductionniste". C'est une proposition faite par la philosophie de l'esprit pour se sortir du dilemme constitué par le fait que l'esprit semble exister, alors qu'il ne le devrait pas, selon le physicalisme.

 

Pour citer cet article :

Juignet, Patrick. Le dilemme de la philosophie de l'esprit. Philosophie, Science et Société. 2015. https://www.philosciences.com/dilemme-philosophie-de-l-esprit.


Plan de l'article :


1. La philosophie de l'esprit

2. Le problème physique-esprit

3. Un problème insoluble


 

Texte intégral :

1. La philosophie de l'esprit

Positionnement de la philosophie de l’esprit

Le courant de la philosophie de l’esprit est presque exclusivement anglo-saxon. Issu de la philosophie analytique, il s’est développé lorsque l’interdit posé par la conception physicaliste du monde sur le domaine de l’esprit a été levé dans les années 1980 aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

L’enjeu majeur de cette philosophie est, comme le note Michael Esfeld, la définition des états mentaux et des états physiques et, d’autre part, « de savoir dans quelle mesure il faut envisager une position physicaliste réductionniste […] et dans quelle mesure il faut résister à une telle position afin de rendre justice aux traits caractéristiques des états mentaux » (La philosophie de l’esprit, Armand Colin, Paris, 2007, p. 5). Elle présente l’avantage de poser des problèmes de manière argumentative directe.

Nous allons présenter en seconde partie l’argumentation que nous considérons comme la plus sophistiquée et la plus convaincante à ce sujet. Auparavant, il faut préciser le cadre de la philosophie de l’esprit et le problème structurel qu’elle présente, ce qui permettra de comprendre pourquoi elle se trouve devant des apories difficiles à résoudre.

Définition de la philosophie de l’esprit

Nous partirons de la définition donnée dans l’article Philosophie de l’esprit de Jérôme Dokic qui a l’avantage de bien situer cette doctrine par rapport à la psychologie cognitive et à la philosophie de la connaissance.

« La philosophie de l’esprit est une réflexion sur la possibilité d’une ontologie des phénomènes mentaux. Elle tente en effet de répondre à deux questions fondamentales : Les phénomènes mentaux existent-ils? S'ils existent, de quelle nature sont-ils? »

« La psychologie cognitive est une étude empirique de phénomènes mentaux intéressant des organismes réels. La philosophie de la psychologie est une étude des méthodes, concepts et résultats de la psychologie empirique. La philosophie de l'esprit vise à rendre compte de l'essence des phénomènes mentaux, non pas directement sur des bases empiriques, mais par le biais d'une analyse des concepts mentaux ».

Il faut préciser sa définition, car le terme « concept mentaux » couramment employé dans ce type de philosophie est inapproprié. Il s’agit pas de concepts au sens philosophique, mais de notions et conceptions ordinaires, d’expressions langagières plus ou moins savantes telles que : disposition, intention, volonté, ou des verbes tels que penser, raisonner, délibérer ou des noms tels que sentiment, sensation, croyance, désir, crainte, souhait, etc.

2. Le problème physique-esprit

C’est donc ce grand problème de la relation entre le physique et l'esprit que la philosophie de l’esprit prend en charge (et bien sûr tous les problèmes corrélatifs). Mais, elle le pose sous une forme qui lui est propre selon  Katia Kanban:

« étant donné une distinction entre les états mentaux et les états physiques et étant donné le principe de clôture causale du monde physique, comment penser une autonomie de l’esprit, c’est-à-dire comment penser que l’esprit puisse être autre chose qu’un certain type d’être physique et comment penser que l’esprit puisse causer des actions, comme cela semble être le cas ? » (Actu philosophia. http://www.actu-philosophia.com/Michael-Esfeld-La-philosophie-de-l-esprit).

Voyons l'une des solutions proposées pour arriver à combiner physicalisme et mentalisme. Une tentative, parmi les plus intéressantes et les plus connues, est celle nommée « l'émergentisme orthodoxe » ou encore le « physicalisme non réductionniste ». Cette conception se définit comme un physicalisme ontologique, mais qui se veut non réductionniste quant aux propriétés. Cette position essaie de sauvegarder le caractère causal et explicatif des états mentaux, tout en reconnaissant leur dépendance par rapport au niveau physique. L'enjeu est de maintenir une autonomie à l'esprit sans admettre pour autant le dualisme.

La doctrine se définit comme suit : sur le plan ontologique, il n'y a pas d'états mentaux à côté des états physiques (c'est un monisme physicaliste). Il s'ensuit que chaque entité mentale est constituée par des entités micro-physiques et chaque régularité est gouvernée par des régularités micro-physiques. Sur le plan des propriétés factuelles, les propriétés mentales ne sont pas identiques ni réductibles aux propriétés et relations physiques (dualisme des propriétés physiques et mentales) et il est impossible de décrire ou d'expliquer de manière significative les propriétés mentales par des propriétés physiques. Enfin, on considère que les propriétés mentales sont causalement efficientes : le mental a des pouvoirs causaux propres, différents des pouvoirs causaux des propriétés physiques ou biologiques, et nécessite ainsi des explications propres.

La contradiction

Dans la configuration décrite plus haut, le mental « survient » sur le physique. Le concept de survenance (supervenience) a été utilisé d'abord par Donald Davidson pour exprimer une forme de dépendance sans réduction. Davidson considérait que les propriétés mentales dépendent (surviennent sur) des propriétés physiques sans pour autant pouvoir être déduites de ces propriétés physiques. Pour lui, l'idée de survenance implique qu'il ne peut y avoir deux événements en tous points identiques physiquement, mais différents mentalement, ou qu'un état mental peut changer sans qu'il y ait de changement au niveau physique (Davidson, 1970).

Pour Jaegwon Kim, le physicalisme non réductionniste combine deux idées incompatibles : premièrement, l'idée que le mental est ontologiquement dépendant du physique, et deuxièmement, l'idée que le mental a une causalité propre et la capacité d'influencer le physique qui soutient son existence. Pour Kim, l'affirmation du physicalisme rend le mental causalement inefficace : les causes mentales deviennent des épiphénomènes.

Selon Kim (1992), la solution à cette contradiction réside dans le choix entre les deux options, car elles sont exclusives l'une de l'autre. C'est ou le dualisme ontologique (non réductionniste) avec l'abandon du physicalisme, ou le réductionnisme avec l'abandon de l'existence du mental. Le dualisme et le réductionnisme sont mutuellement incompatibles. Selon la première option, le mental est considéré comme (partiellement) immatériel et selon la seconde, comme une illusion et il n'existe pas.

Le raisonnement de Jaegwon Kim

Soit un fait Mental M et un fait physique P (ou une propriété, cela n'est pas explicité). M survient sur P, c'est-à-dire existe si P existe, et de même M' survient sur P'. On admet que M cause M' et que parallèlement P cause P'. On peut aussi supposer une causalité top-down et dire que M cause P' sur lequel survient M'.

Mais, dans ces conditions, il est inutile de supposer que M cause M' ou que M cause P', car il est suffisant que P cause P' pour que survienne M'. Selon la clôture causale physique, P' est « suffisamment » causé par P et ne requiert aucune autre cause. Il est illogique d'attribuer un pouvoir causal à M.

Le raisonnement de Kim est juste, mais il repose sur des prémisses que, pour notre part, nous considérons comme fausses. Ce sont des présupposés partagés par la communauté de la philosophie analytique issue du positivisme logique. Le raisonnement est fondé sur les concepts de causalité et de survenance. Or, la causalité est une conception de la détermination qui n'est pas toujours valide. La survenance suppose un rapport entre M et P qui n'est pas nécessairement le bon. Le rapport top-down n'est probablement jamais de type causal.

3. Un problème insoluble

Le problème du problème

La philosophie de l'esprit issue de philosophie analytique anglo-saxonne admet le physicalisme et simultanément veut assumer l'existence de l'esprit. Il s'ensuit un dilemme. Vis-à-vis de ce dilemme, Jaegwon Kim, nous semble-t-il, a raison, car si l'on part de telles prémisses on ne peut aboutir qu'à la conclusion qu'il défend.

Opposer des états mentaux et des états physiques entre dans la conception ordinaire du monde. C’est d’ailleurs un des arguments évoqués. « L’expérience que nous avons de nous-mêmes nous pousse à faire une distinction entre nos états mentaux et nos états physiques » écrit Michael Esfeld. (La philosophie de l’esprit, p11). Nous nous retrouvons dans une dualisation des « états » possibles du monde.

Cette catégorisation pose que le monde peut être conçu selon deux types, le physique et le mental. Cette différence et le rapport causal de l’esprit sur le physique vu au travers du comportement est le pilier de cette philosophie. Ce problème issu de la perception commune est lui-même un problème : il met en jeu des catégories qui rassemblent des éléments hétérogènes.

L'illustration classiquement proposée est : « Comment le désir de lever le bras peut-il engendrer l'action de lever le bras ? ». Plus généralement, comment des états mentaux peuvent-ils avoir des effets physiques ? C'est ce qu'on appelle le problème de la causalité mentale et qui est au cœur de la philosophie de l'esprit.

Si l'on s'en tient au plus simple, le bras levé, comment un tel événement (une situation ordinaire dans laquelle une personne agit) peut-il être assimilé au monde matériel de la physique définit par le principe de « clôture causale » qui est un principe de complétude explicative, nomologique et causale du domaine physique ? Il signifie que, pour tout état physique, le fait que l’on puisse expliquer cet état matériellement (en le référant à des causes physiques, à des lois physiques qui l’expliquent) justifie que l’on considère l’explication comme complète. Ce monde physique, celui de la physique théorique, est-il applicable à la situation d'une personne en action ? Ne serait-il pas plutôt applicable à un bras réduit à sa masse et à sa mécanique ? On ne peut ramener (réduire) l'ensemble du concret tel que perçu ordinairement (les personnes, les animaux, les choses, la géographie, etc.) au monde physique et à ses lois.

On ne peut pas non plus légitimement réduire la diversité de manifestations cognitives et subjectives à la catégorie unique des « état mentaux ». Comment la philosophie de l'esprit les définit-elle ? Elle prend pour référent l’expérience sensible et l’intentionnalité. Les qualia, au singulier quale, sont définis comme les propriétés de l'expérience sensible par lesquelles cela fait quelque chose de percevoir ceci ou cela (couleur, son, etc.). Ce sont donc des effets subjectifs ressentis et associés de manière spécifique aux états mentaux : expériences perceptives, sensations corporelles (douleur, faim, plaisir, etc.), les passions et émotions.

Un état mental est dit « intentionnel » quand il est dirigé vers quelque chose en général, comme la croyance, le désir, la joie, la peine, le regret, l'espoir, la déception, la peur, le dégoût, etc. Ces états contiennent les « attitudes propositionnelles » telles que les croyances, désirs, craintes ou souhaits. Les attitudes propositionnelles ont des contenus sémantiquement évaluables, c'est-à-dire ont des conditions de vérité. Nous supposons aussi que ces attitudes propositionnelles ont des pouvoirs causaux sur d'autres attitudes propositionnelles et sur le comportement.

Les aspects mis sous cette catégorie « états mentaux » ne sont pas homogènes. Les critères ne sont pas satisfaisants. Une perception colorée, un concept, une douleur, le langage ne peuvent être mis dans la même catégorie. Ce qui est donné pour être des « états mentaux » vient d’une conception ordinaire (non scientifique) de la subjectivité. L’expérience ordinaire spontanée n’est pas un appui sûr pour la connaissance. La réflexion ne part pas sur une base de travail solide. La nature de ce dont il est question est mal définie. On ne sait pas quel est le statut de ces états-phénomènes-événements définis par la perception immédiate associée à un contenu intentionnel.

La recherche d’un rapport simple entre des ensembles complexes et non homogènes ne peut aboutir et, de plus, chercher un rapport causal entre les deux est inadapté, car bien trop simple précisément parce que le fonctionnement cognitif humain n’est pas causal, mais se fait selon des schèmes et processus qui lui sont propres.

Aller vers des problèmes mieux posés

Rien n'oblige à tenter de résoudre un problème insoluble. Chercher à associer le physique et l'esprit, c'est vouloir concilier deux notions aussi problématiques l'une que l'autre. Leur association ne peut aboutir qu'à reconstituer les positions traditionnelles, réductionniste ou dualiste. Dans la discussion exposée ci-dessus, le concept d'émergence n'est pas employé dans sa pleine acception. En fait, c'est celui de survenance qui joue ici. Il ne s'agit pas d'un « émergentisme orthodoxe » comme cette doctrine le prétend, mais d'un survenantisme physicaliste.

Selon nous, la solution serait d'abandonner ce type de problème, qui repose sur des a priori fallacieux et qui, par conséquent, ne peut être résolu. Il faut en poser d'autres, plus limités, plus précis et reposant sur des fondements plus solides. Ce sera non pas la relation du mental et du physique, mais par exemple, du cognitif et représentationnel et du neurobiologique.

Si l'on détaille un peu ce que l'on sait aujourd'hui sur le niveau cognitivo-représentationnel et de son sous-jacent neurobiologique, la distance avec la manière de raisonner de la philosophie de l'esprit apparaît immédiatement. Le premier est composé des processus cognitifs liés à divers types de langages, souvent associés à une réverbération consciente. Il comporte des aspects variés et différents les uns des autres qui ne peuvent être considérés d'un seul bloc. On se posera le problème de savoir si ce que l'on en constate factuellement dans un champ limité (la pensée mise en œuvre, les productions conceptuelles et symboliques) forme un pan de la réalité remarquable et individualisable. On se demandera si ces faits permettent de supposer que les capacités cognitives humaines qui les produisent existent, si elles ont une forme ontologique autonome et individualisable.

On se posera les mêmes types de questions en ce qui concerne le niveau neurobiologique. Il est constitué de milliards de signaux organisés et distribués dynamiquement dans des réseaux de neurones complexes, eux-mêmes soumis à des flux de neuromédiateurs. Y a-t-il là un ou plusieurs niveaux individualisables ayant une existence autonome ?

Ces questions ayant avancé, on se demandera si, entre le niveau cognitivo-représentationnel et neurobiologique, il y a une relation et de quel type elle peut être. Il est impensable de supposer des rapports causaux entre les deux, les relations sont nécessairement bien plus complexes, subtiles et diversifiées.



Bibliographie :

Dokic J., Philosophie de l’esprit, in Pascal Engel Précis de philosophie analytique, PUF, Paris, 2000. https://jeannicod.ccsd.cnrs.fr/ijn_00000278/document

Davidson D., Essays on Actions and Events, Oxford, Clarendon Press, 1970.

Esfeld M., La philosophie de l’esprit, Armand Colin, Paris, 2007.

Kanban, Katia. Actu philosophia. http://www.actu-philosophia.com/Michael-Esfeld-La-philosophie-de-l-esprit

Kim J. , "Downward Causation" in Emergentism and Non-reductive Physicalism, Berlin, Walter de Gruyter, 1992. Repris dans Philosophie de l'esprit, Paris, Les éditions d'Ithaque, 2008.

 

L'auteur :

Juignet Patrick