Un certain nombre de présupposés empêchent de penser convenablement la relation entre les humains et leur environnement immédiat (terrestre). En tout premier lieu l’idée de « Nature » qui est chargée d'un poids imaginaire et métaphysique, et qui reste prise dans la tradition l'opposant à la culture. Le terme est terriblement polysémique (voir la définition). Dans le débat public, ce que l'on nomme Nature correspond souvent à l'environnement terrestre et principalement à la biosphère. Mais il n'est pas perçu et analysé comme tel. L'environnement, conçu comme Nature suscite toutes sortes d'interprétations, dont certaines sont fantaisistes, et à des sentiments variés, qui vont de l'amour à l'hostilité en passant par l'indifférence.

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Les fantaisies naturalisantes 

Pour Spinoza Dieu est la Nature. La Nature est simplement un aspect ou une modalité de cette substance divine. Dans la plupart des cultures traditionnelles la nature est animisée, divinisée. C’est une entité ayant une finalité, figurée selon un imaginaire très riche. Elle est en général féminine (la Mère Nature, dame Nature) et elle est peuplée de divinités de toutes sortes. La Naturphilosophie allemande du XIXe siècle est une illustration de cette façon de voir.

Dans la culture populaire de nos sociétés contemporaines, cet imaginaire reste présent. On entend très fréquemment dire que la nature est « la plus forte », que la nature est « bonne mère », on évoque avec effroi des « forces naturelles destructrices », etc. Cette vision magique d’une Nature toute-puissante qu’il faut vénérer ou contre laquelle il faut lutter est l’une des causes d’un rapport désadapté à l’environnement.

Dans la littérature la Nature est considérée comme tantôt favorable, tantôt hostile.

« [La Nature] nous détruit froidement, cruellement, brutalement […]. C’est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rapprochés et avons créé la civilisation qui, entre autres raisons d’être, doit nous permettre de vivre en commun. À la vérité, la tâche principale de la civilisation, sa raison d’être essentielle est de nous protéger contre la nature » (Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation).

Arthur Schopenhauer voit la Nature comme :

« ce champ de bataille ou grouillent des êtres tourmentés qui ne subsistent qu' à se dévorer les uns le autres, où chaque prédateur est donc le tombeau vivant de milliers d'autres et son autoconservation un enchainement de martyres  » (Le monde comme volonté et représentation, livre II ch. 46).

Contre cette nature hostile,  la communauté humaine doit lutter avec l'aide la technique afin d'en dompter la sauvagerie, d'en mettre les forces au service de l'humanité.

La Nature, peut à l'inverse, être l'objet de sentiments positifs et d'une valorisation. Ce fut le crédo romantique avec Friedrich Schelling et Goethe. Il y aurait une unité de la Nature et une unité de l'Homme avec la Nature. Ainsi, il s'en est ensuivi un vaste courant de pensée dit naturalisant, favorable à la Nature jugée bonne.

Nietzsche définit la nature comme « l'indifférence elle-même, en tant qu'elle est une puissance » (Par-delà le bien et le mal, I, §9). Là encore une intuition subjective sur la nature. L'environnement naturel est, en effet, indifférent aux visées humaines. Mais indifférent n'est pas tout à fait le bon terme, car il suppose une intention absente. Or l'environnement n'a aucune intentionnalité d'aucune sorte. Quant au ressenti d'une nature comme puissance, c'est une constante culturelle.

L’opposition entre société et nature est un thème culturel récurrent.  Pour Jean-Jacques Rousseau la nature est un refuge contre les maux de la civilisation et la méchanceté des humains. Se retirer dans la nature permet de retrouver une forme d'authenticité et de pureté intérieure, loin des artifices sociaux. Pour Tolstoï, la nature est intrinsèquement liée à la spiritualité et à la moralité, en opposition à la société industrielle et capitaliste avec sa corruption et ses inégalités. Henry David Thoreau, dans son livre Walden, Thoreau décrit comment il a vécu de manière autosuffisante pour se reconnecter avec la nature. Il voit la nature comme un moyen de s'échapper aux contraintes de la société. Société et nature sont mises en opposition.

Ce thème est repris par une partie de la pensée écologiste moderne. Prenant conscience des modifications apportées au milieu naturel une multitude de mouvements de préservation de la nature sont nés. Rachel Carson disait en 1962  de son livre Le printemps silencieux : « C’est un livre sur la guerre de l’homme contre la nature ; et comme l’homme fait partie de la nature, c’est fatalement aussi un livre sur la guerre de l’homme contre lui-même ». Elle dénonçait l’idée d’une lutte contre la nature dominée grâce aux progrès techniques.

Une partie de l'écologie politique s'est rassemblé autour du thème de défense de la nature. Ainsi, on est « ami de la nature », ou encore certains s’identifient à elle : « nous sommes la nature qui se soulève ». Le débat idéologique tourne à une opposition entre ceux qui seraient pour ou contre la Nature, ce qui est une simplification abusive du problème par rapport à l'environnement.

L’idée saturée d'intentionnalité de la Nature et l’opposition traditionnelle entre nature et techno-culture empêchent de penser convenablement la relation entre les humains et leur environnement (terrestre). Cette conception est trop imaginaire, trop passionnelle. Ce que l'on nomme Nature dans ce cas est, à vrai dire, l'environnement terrestre de l'Homme avec les écosystèmes existants (la biosphère). En envisageant le problème de cette façon, le débat serait plus apaisé et pourrait prendre une autre tournure.

La sphère technoculturelle 

Un autre environnement a pris une importance massive pour l'Homme. L’Homo sapiens en tant qu'espèce s’est créé un néo-environnement culturel, technicisé, industrialisé bien particulier. De la naissance à la mort, il vit dans cet environnement culturel et technique dont il ne peut se passer. La sphère techno culturelle, entrant en contact avec la biosphère, produit des transformations. Cela a commencé au néolithique. Au fil des millénaires. L’Homme a créé une noosphère artificielle, par l'effet de son intelligence et de sa puissance technique, combinés à la formation de sociétés immenses.

Ces transformations produites par l'espèce ne sont pas nécessairement mauvaises. L'agriculture a été pendant des millénaires une source de nourriture n'entrainant pas de destruction de l'environnement terrestre. Dès l’Âge du Bronze, s'est créée une société rurale qui a fabriqué les campagnes européennes. La campagne traditionnelle constitue un néo environnement façonné et habité par l'homme, poreux et compatible avec la biosphère. Les prairies alpines sont un exemple typique d’un néo-environnement crée par l’homme par son interaction avec l’environnement montagnard initial. De fait, il est favorable et non destructeur. Un écosystème stable s’est ainsi créé. 

La sphère technoculturelle humaine s'est industrialisée à partir du XIXe siècle, et les sociétés sont devenues progressivement gigantesques. Les transformations sont devenues destructrices à partir du XXe siècle du fait de leur volume et de la nocivité des industries polluantes. L'agriculture elle-même s'est industrialisée. On ne peut négliger le facteur politique dans cette évolution :  volonté de puissance, avidité et démesure, rivalité agressive et mortifère entre sociétés concurrentes. Les sociétés technicisées et industrialisées, en opposition les unes avec les autres, sont entrées dans une course à la puissance. Un gigantisme industriel dévastateur a vu le jour et un fossé s’est creusé entre l’humanité et son environnement terrestre vivant.

Une évolution possible

La Nature comme intuition commune de l'environnement est trop chargé affectivement pour permettre une appréciation objective de la situation. Elle donne une vision duelle Homme versus Nature, qui fait négliger qu'il y a un tiers terme qui a une existence massive et une dynamique propre : les sociétés humaines avec leurs cultures technicisées devenues industrielles à partir du XIXe siècle.  L'Homo sapiens s'est constitué un néo environnement techno-socio-culturel qui constitue un intermédiaire avec l'environnent terrestre initial et le modifie. C'est ce dont tente de rendre compte le concept d'anthropocène.

Le récit opposant nature et culture empêche de concevoir correctement la relation entre la sphère techno-culturelle humaine et la biosphère terrestre.  Le problème n'est pas celui de l'Homme opposé à la Nature. Le problème est celui de la relation entre la techno socio-culture  et les écosystèmes terrestres. Ce problème est massif, car la techno-culture crée un néo-environnent dont l'homme ne peut se passer. Elle a une densité ontologique et une dynamique propre qui ne la rendent pas facilement modifiable. Du fait de son extension immodérée, elle modifie l'écosystème terrestre avec une rapidité inquiétante.

On peut concevoir une techno-socio-culture en harmonie avec l’écosystème terrestre. Ce qui permettait à ce dernier de rester compatible avec la vie humaine sur Terre. Cela demande des changements la fois idéologiques, économique et surtout politiques, à savoir que la course à l'hyperpuissance techno industrielle se ralentisse. Il faudrait que se répande une volonté collective de rendre le néo environnement fabriqué par l'espèce humaine compatible avec les équilibres écologiques.

Voir l'article : Un Homme en interaction avec ses environnements