Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Actualités

Quelques mots sur Tzevtan Todorov

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Personne attachante par sa douceur et sa modération, Tzvetan Todorov vient de disparaître. Il avait d'abord vécu en Bulgarie avant de s’installer en France en 1963. Cet auteur a commencé par des études littéraires et a participé au structuralisme. Au début des années 1980, il a pris un tournant qui l'éloigna de la linguistique et de la théorie littéraire. Il a remis en cause le primat de la forme qui était le thème structuraliste dominant (Critique de la Critique, Paris, Seuil, 1984). Il est ensuite passé à l'anthropologie, à l'histoire des idées et à la philosophie morale.

Nous ne mentionnerons que trois aspects de son travail :

- D’abord, son étude sur la philosophie des Lumières (L’esprit des Lumières, Robert Laffont 2006). Il montre que ce mouvement européen se caractérise par trois grandes revendications : une « exigence d’autonomie », une « demande d’égalité » et une réflexion sur « la finalité des actions humaines ». Illustrée de citations et de références à Montesquieu, Turgot, Condorcet, Lessing, Hume, Mendelssohn, Rousseau, Todorov insiste sur la revendication de la liberté de pensée et sur la « séparation du théologique et du politique ». L’idée « d’égalité des droits » justifiera en France, en 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Libre, responsable, l’homme se doit de « donner un sens à son existence terrestre » et poursuivre un idéal personnel et politique.

- Le second aspect que nous voudrions mentionner est sa sensibilité à la puissance des idéologies. L'étouffement idéologique qu’il a ressenti en Bulgarie, sous le régime communiste, l’a en effet marqué profondément. Il n’est pas tendre non plus avec l’idéologie néolibérale contemporaine. L'idéologie, quelle qu’elle soit, empêche de prendre de la distance par rapport à soi-même et par rapport à la société. Une idéologie déforme la réalité, la falsifie, et empêche les humains de penser et de juger en connaissance de cause. Toutes les idéologies sont des carcans. Il en conclut qu’il faut faire très attention aux faits et toujours s’efforcer de vérifier ce qui se passe vraiment, au-delà de ce qui semble admis, mais qui est en vérité une reconstruction idéologique.

Ceci est à mettre en rapport avec notre ère dite de "post-vérité", qui est en réalité une ère d’envahissement idéologique massif, si bien qu’on peut déformer, nier ou même inventer des faits en toute impunité.

- On peut aussi citer les propos de philosophie politique tenus lors d'un entretien de 2011, initialement paru dans « L’ENA hors les murs », la revue mensuelle des anciens élèves de l’ENA. L’entretien fut conduit par Karim Emile Bitar. 

Le problème, c’est que les leçons de morale n’ont qu’une très faible prise sur les comportements humains. Ce n’est pas parce que je ne sais quel sage a recommandé de se comporter de manière équitable qu’on va tous suivre son précepte… Si tel n’avait pas été le cas, le Terre serait déjà peuplée exclusivement par des anges (ou une autre espèce équivalente) : les bonnes recommandations n’ont jamais manqué, dans aucune civilisation, aucune religion. Les comportements égoïstes, la passion du pouvoir ont des racines profondes qu’on ne saurait extirper. Le messianisme, le populisme, le néolibéralisme correspondent à des pulsions largement partagées, ils ne sont d’ailleurs pas étrangers aux valeurs qui nous font aimer la démocratie : le progrès, le pouvoir populaire, la liberté. En bonne démocratie, ces différentes forces parviennent à se limiter mutuellement. Notre monde est menacé par la tentation de la démesure, l’hubris, nourrie par les succès fabuleux de notre technologie. Les différents accidents, catastrophes et crises dont nous sommes témoins aujourd’hui finiront peut-être par nous inciter à un peu plus de modération.

 

Un entretien de Tzvetan Todorov avec Jean Cornil