Écrit par : Patrick Juignet
Catégorie : Économie, politique, société

Platon et les régimes politiques 

 

La jeunesse de Platon se passa à Athènes au milieu de troubles politiques graves : guerre, alternance entre tyrannie et démocratie. Il vit son maître Socrate mourir après une condamnation injustifiée. Vers la fin de sa vie, il fut fait prisonnier et l'un de ses meilleurs amis fut assassiné. Il a donc une forte et douloureuse expérience de la vie politique. C'est un homme de l'Antiquité qui vécut de 427 à 348 av. JC. Sa « grille de lecture » de la société appartient à son temps.

 

Pour citer cet article :

Juignet Patrick. Platon et les régimes politiques. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/regimes-politiques-platon.

 

Plan de l'article :



 

Texte intégral :

1. Le cadre général de la pensée de Platon

Les idées

Pour Platon, les idées font partie du monde, elles préexistent à l’homme et constituent un mode d’être différent du sensible. Les idées sont éternelles et immuables. L'âme a acquis, antérieurement à son entrée dans le corps, la connaissance des idées. Elle les a vues en accompagnant les dieux du ciel dans leur course circulaire. Les idées sont dans « un lieu au-delà du ciel », « sans couleur et sans forme ». Elles sont au-delà du monde sensible et même du monde divin. L'idéalisme de Platon est donc un réalisme : les idées (essences des scolastiques) existent réellement dans la partie transcendante et immuable du monde. Le monde sensible, fluctuant et changeant est une incarnation transitoire et confuse des idées. Selon Platon, les idées ne sont pas dernières, car elles sont multiples et la réalité suprême doit être Une, simple et inconditionnée. Ce principe inconditionné ultime est le Bien.

Comment l'homme accède-t-il aux idées ? De même que le sensible n’est pas « inventé » par la sensation, mais simplement rencontré, de même l’intelligible est vu par « l’œil de l’âme » (République, VII, 533 d). Pour l'expliquer, Platon reprend la notion de réminiscence socratique. L'âme, par la réflexion, découvre des vérités qu'elle possède déjà. Le philosophe s'efforce de retrouver la mémoire des idées présentes dans son âme. Cette réminiscence est difficile. Il faut une éducation philosophique pour accéder aux idées : il convient de se détourner du monde sensible et entraîner notre âme à se les remémorer. Dans ce dessein, il faut d’abord ramener la multiplicité des sensations confuses à une unité et une simplicité. Le travail intellectuel à effectuer ensuite est complexe : on doit aller des hypothèses vers les conclusions, mais aussi des conclusions vers leurs principes (idées) et enfin évaluer si cela est bien.

Chez Platon, l’homme est divisé en un corps et une âme. L'âme a trois parties : la raison permettant le savoir et l’intelligence, le courage permettant l'affrontement, la lutte, l'appétit sensuel dirigeant la nutrition, la reproduction, la conservation. Pour Platon, si tous les hommes ont une âme tripartite, il existe des inégalités dans la répartition de ces attributs : certains sont dominés par la recherche de la gloire, d’autres par leurs talents domestiques et d’autres enfin, par leurs capacités à raisonner justement.

Sa vision de la société est adaptée à celle de son temps. La population est divisée en deux classes bien distinctes : les esclaves et les hommes libres. Parmi ces derniers, on trouve le peuple et les dirigeants. Sa conception sociopolitique se fonde sur une correspondance entre l'homme et la société. À la domination d'une partie de l'âme correspond une catégorie sociale. Si l'appétit sensuel est le plus fort, il forge un homme du peuple (paysans, artisans et commerçants qui excellent dans la vie domestique). L'âme dominée par la force et le courage formera les guerriers chargés d’assurer la défense. Ceux chez qui la sagesse et le savoir sont aux commandes de l'âme seront appelés à former les dirigeants et les magistrats. La séparation des rôles est stricte : les philosophes doivent diriger la Cité, les guerriers la défendre et le peuple la nourrir. Les esclaves ne comptent pas.

La Cité idéale

Dans la Cité idéale, qui est aristocratique, les dirigeants, nommés les « gardiens », sont responsables de la sécurité et de la gestion de la Cité. Ils sont répartis en deux catégories : les gardiens « auxiliaires » et les gardiens « parfaits » dits aussi « régents » ; les premiers, normalement les plus jeunes, étant responsables de la sécurité interne et externe (dont la police et l’armée) et les seconds, les sages, veillant sur la bonne marche et sur l’harmonie de la Cité. L'éducation est un monopole de l'État. Elle ne concerne que les enfants, fils et filles des gardiens. Les gardiens sont obligés de se consacrer entièrement au service de l’État. Ils n’ont droit, ni à des richesses matérielles (créatrices de jalousies et de conflits), ni à des distractions même légères (mettant la vertu en péril), ni à des ambitions privées. Ils ont tout en commun : le logement, les repas, les femmes, les enfants. À la tête de la Cité se trouve un « roi-philosophe» (dont Archytas de Tarente pouvait être un exemple), idée reprise dans La Politique, mais abandonnée dans Les Lois où un « Conseil nocturne » reprend les fonctions de la plus haute autorité. La société idéale, selon Platon, est statique, car le changement ne peut qu’engendrer le mal, la décadence (La République, 797d).

La hiérarchie doit être stricte et fixe. Elle se justifie du rapport au savoir de chaque classe sociale. Le peuple est guidé par l’opinion (la doxa) et les illusions, et ne peut donc décider rationnellement pour conduire les affaires de la Cité. Les guerriers recherchent la gloire, Platon leur reconnaît de la noblesse, mais une irrationalité, car ils se fondent sur leur force physique essentiellement. Enfin, les philosophes sont dans un rapport intime avec le savoir, ils y consacrent toute leur activité. Il est donc logique, pour Platon, de leur confier les rênes de la Cité. Ainsi apparaît la notion de Justice chez Platon : la société juste est celle qui met chacun (peuple, guerriers, philosophes) à sa place.

Chez Platon, le régime politique idéal est une aristocratie dans laquelle le savoir et la raison dominent. Tous les autres régimes (ploutocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie) sont le fruit de la décadence et du désordre.

L'ordre social a pour origine les idées situées au-delà du monde terrestre. Dans ce monde des idées, en dernier ressort, au-dessus de toutes les idées, se tient un principe suprême et très général, le Bien. Toute la société doit se hiérarchiser pour réaliser sur Terre l’idée du Bien. Le philosophe-roi, comme le prêtre pour la religion, tient le rôle d'intermédiaire entre les Idées et le social. C'est ce qui le conduit à proposer un modèle hiérarchisé de la société qui ne relève pas de la volonté humaine, mais de l'application du Bien. Le Bien dont on doit s’inspirer pour organiser la société dépasse l’Homme. Tant que l’organisation politique de la société reste attachée à son principe et se soumet à son rayonnement, l’ordre règne. Si on se détache de ce principe, les éléments de la société entrent en conflit. Comme le dit Émile Bréhier, pour Platon, « l'ordre n'est pas une conquête humaine sur les forces déréglées, il est plutôt au fond du réel » et cet ordre idéal est révélé au philosophe par une intuition intellectuelle » (Histoire de la philosophie, PUF, p. 130)

2. Les divers gouvernements des Cités

L’origine des déviations

Platon développe une morale qui s'applique à l’organisation sociale et à la politique. Sa thèse principale est que le désordre et la tyrannie viennent de vices qui sont autant sociaux qu'individuels (ils touchent à la fois la Cité et l'âme des individus). Les deux principaux sont l'excès (excès de désir, avidité) et l'irrespect des lois, tous deux dus à l'ignorance et au manque d’éducation. Il évoque aussi constamment un ressort générationnel, le rapport des jeunes aux aînés, du fils au père. On verra que, de décadence en décadence, le rapport se dégrade jusqu'au parricide. Pour évoquer cette décadence, nous nous référerons dans la suite de l’article à La République, livre VIII, cité selon la numérotation traditionnelle.

Ces vices produisent une perversion des gouvernements qui aboutit à quatre types de gouvernement injustes que Platon appelle respectivement la timarchie, l'oligarchie, la démocratie, la tyrannie. Citons-le à ce sujet :

« Si donc il y a cinq espèces de cités, les caractères de l'âme, chez les individus, seront aussi au nombre de cinq. Sans doute. Celui qui répond à l'aristocratie, nous l'avons déjà décrit, et nous avons dit avec raison qu'il est bon et juste. Nous l'avons décrit. Ne faut-il pas après cela passer en revue les caractères inférieurs : d'abord celui qui aime la victoire et l'honneur, formé sur le modèle du gouvernement de Lacédémone, ensuite l'oligarchique, le démocratique et le tyrannique ? Quand nous aurons reconnu quel est le plus injuste, nous l'opposerons au plus juste, et nous pourrons alors parachever notre examen et voir comment la pure justice et la pure injustice agissent respectivement sur le bonheur ou le malheur de l'individu, afin de suivre la voie de l'injustice, si nous nous laissons convaincre par Thrasymaque, ou celle de la justice si nous cédons aux raisons qui se manifestent déjà en sa faveur. Parfaitement, dit-il, c'est ainsi qu'il faut faire. Puisque nous avons commencé par examiner les mœurs des États avant d'examiner celles des particuliers, parce que cette méthode était plus claire, ne devons-nous pas maintenant considérer d'abord le gouvernement de l'honneur (comme je n'ai pas de nom usité à lui donner, je l'appellerai timocratie (ou timarchie), passer ensuite à l'examen de l'homme qui lui ressemble, puis à celui de l'oligarchie et de l'homme oligarchique ; de là porter nos regards sur la démocratie et l'homme démocratique ; enfin, en quatrième lieu, en venir à considérer la cité tyrannique, puis l'âme tyrannique... » (544a/ 545a).

Les interactions envisagées se passent entre les dirigeants et puis, à partir de la démocratie, entre les dirigeants et le peuple. Les esclaves, c’est-à-dire la majorité de la population, sont exclus du jeu.

La première décadence : la timarchie 

On pourrait définir la timarchie comme un gouvernement mixte fondé encore sur la loi et l'ordre, mais en même temps sur la servitude et la guerre. C’est un régime autoritaire et guerrier.

Les enfants dégénérés des aristocrates forment « une génération nouvelle, moins cultivée, de laquelle (546e) sortiront des chefs peu propres à veiller sur l'État ». Arrivés à l'âge d'homme, ils sombrent dans leurs mauvais penchants et cherchent à s'enrichir. Il s'ensuit une discorde avec les aristocrates restants et une lutte, après laquelle les deux clans se partagent les biens du peuple et le réduisent en servitude. Le goût du lucre gagne les « gardiens » qui ne font plus leur devoir.

« De tels hommes seront avides de richesses, comme les citoyens des États oligarchiques ; ils adoreront farouchement, dans l'ombre, l'or et l'argent, car ils auront des magasins et des trésors particuliers, où ils tiendront leurs richesses cachées, et aussi des habitations entourées de murs, véritables nids privés, dans lesquelles ils (548b) dépenseront largement pour des femmes et pour qui bon leur semblera ».

La guerre s'ensuit comme moyen de satisfaire cet appétit de biens en s'emparant de celui des cités voisines. Pour mener cette guerre, on n'appelle plus des sages, mais des aventuriers (rusés, etc.) à la tête de la Cité et on valorisera l'honneur guerrier. C'est le règne de la rivalité et de l'ambition. Cette Cité a une organisation intermédiaire entre l'aristocratie et l'oligarchie. Ainsi, elle garde une partie des traits de l'ancienne et prend une partie de la suivante, mais elle est surtout marquée par la rivalité et l'importance de la guerre.

Les traits qui caractérisent le timocrate sont le courage, l'ambition et l'amour des honneurs. Il est avare et tourné vers l'activité physique, la chasse et la guerre. C'est le fils d'un père, homme de bien, mais déchu.

La deuxième décadence : l'oligarchie

Par oligarchie, Platon désigne « un gouvernement fondé sur le cens (note : une quantité d'argent), où les riches commandent et les pauvres ne participent pas au pouvoir » (550d).

Le goût des richesses s'accentue. L'appétit de gain, la pratique du négoce deviennent le mobile principal de l'activité des citoyens. On amasse, on thésaurise. Platon dit : « les citoyens se découvrent des sujets de dépense et, pour y pourvoir, ils tournent la loi et lui désobéissent, eux et leurs femmes. (550e) Ensuite, j'imagine, l'un voyant l'autre et s'empressant de l'imiter, la masse finit par leur ressembler. » Puis, il se produit une inversion des valeurs entre richesse et vertu : « plus ils ont d'estime pour la richesse, moins ils en ont pour la vertu. Quand la richesse et les riches sont honorés dans une cité, la vertu et les hommes vertueux y sont tenus en moindre estime ».

Le gouvernement adopte le cens comme mesure d'aptitude au pouvoir et les oligarques (les ploutocrates, disait Socrate) prennent complètement le pouvoir dans la Cité. Deux clans se forment, les riches et les pauvres, et les seconds sont les plus nombreux, car « presque tous les citoyens le sont, à l'exception des chefs ». De plus, toute cité où il y a des pauvres « recèle aussi des filous, des coupe-bourses, des hiérosules, et des artisans de tous les crimes de ce genre» (552e) ... que les autorités contiennent délibérément par la force. La société se divise en deux classes, celle des pauvres et celle des riches.

Le trait de caractère de l'oligarque est l'avidité, l'avarice, la passion du gain. Il suit d'abord son père, puis s'en détourne en le voyant brisé par la Cité.

La troisième décadence : la démocratie

La démocratie est le gouvernement par le peuple de la Cité. Paton compte tenu des circonstances y voit le pouvoir injuste et mal informé de la populace.

Note : En 403 la démocratie est restaurée à Athènes après un gouvernement oligarchique instauré suite à la conquête de la cité par Sparte. Socrate est accusé de corrompre la jeunesse. La condamnation à mort de Socrate en 399 vient moins des faits reprochés que du divorce des intellectuels et du peuple athénien. Platon en gardera une détestation de la démocratie.  

Dans la Cité ploutocrate, « lorsque les gouvernants et les gouvernés se trouvent ensemble, ..., les pauvres robustes constatent la faiblesse des riches et les sentent à leur merci ». Le rapport de force s'inverse et la démocratie apparaît « lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent également avec ceux qui restent le gouvernement et les charges publiques ». La démocratie s'établit, soit par la voie des armes, soit par la crainte qui oblige les riches à se retirer.

Les premiers temps sont heureux. « En premier lieu, n'est-il pas vrai qu'ils sont libres, que la Cité déborde de liberté et de franc-parler, et qu'on y a licence de faire ce qu'on veut ? ... Or, il est clair que partout où règne cette licence, chacun organise sa vie de la façon qui lui plaît. On trouvera donc, j'imagine, des hommes de toutes sortes dans ce gouvernement plus que dans aucun autre.» (557c).

Malheureusement, la démocratie favorise l’émergence d’un homme qui ne sait plus « hiérarchiser » ses désirs et tout va à l'excès, l'égalité, la liberté, le désir.

- Elle installe une société qui égalise toutes les valeurs en ignorant les êtres d’exception. « Le gouvernement dispense une sorte d'égalité aussi bien à ce qui est égal qu'à ce qui est inégal ». (558b).

- Ce que la démocratie regarde comme son bien suprême, la liberté, se perd, car s’installe une indifférence pour le reste et l'anarchie se met en place.

- Les jeunes, qui n'ont pas eu d'éducation ni appris la tempérance et qui voient ces valeurs rejetées, cèdent aux désirs superflus, sans limite, goûtant au hasard à tous les plaisirs qui se présentent.

Un renversement du rapport générationnel s'installe : « le père s'accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s'égale à son père et n'a ni respect, ni crainte pour ses parents, ... Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. ... les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens » (563b). Finalement, les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne.

Selon Platon, le démocrate est ignorant, intempérant, plein de passion et d'appétit, gouverné par des désirs superflus. Les aînés ne sont plus un modèle pour lui.

Note : Cette critique de la démocratie par Platon surprend ; on peut expliciter le problème grâce à la notion de parrêsia, le dire vrai. Dans le cadre de la démocratique athénienne, la parrêsia est le droit politique qui permet aux citoyens de prendre la parole à l’Assemblée. La παρρησία (parrhèsia ou parrêsia) représente l’idéal démocratique des Athéniens. Platon affirme que le philosophe doit s’exprimer avec franchise, mais que toute forme de parrêsia n’est pas légitime. Ceux qui sont censés être moins sages, ne devraient pas formuler ouvertement leur pensée, lorsqu’elle met directement en cause celle des plus sages. Il donne l'exemple de l'ivresse qui conduit à se prêter une sagesse et une supériorité illusoires et à ignorer ainsi les limites de la parrêsia.

Cette limite de la parrêsia se retrouvent en politique et c'est ce qui explique sa critique de la démocratie. Le propre de ce régime étant de pratiquer un égalitarisme niant la hiérarchie morale, il pose un problème. La liberté de parole devient une licence comparable à celle de l’ivresse. L'orateur ignorant aura le même poids que le sage, voire plus de poids s'il est habile et fougueux. À l’opposé, la tyrannie, le plus détestable des régimes pour Platon, exclut totalement la parrêsia, puisque le tyran, contrairement ne plus même dans le cercle de ses conseillers et de ses proches.

Pour Platon la bonne politique implique donc une forme de parrhèsia, par laquelle les gouvernants écoutent les sages. On retrouve de nos jours ce problème avec le populisme dont les effets sont largement amplifiés par les réseaux sociaux. Des personnes ignorant les véritables enjeux proclament avec violence leur opinion et veulent l'imposer.

La quatrième décadence : la tyrannie

La tyrannie est le gouvernement d'un seul, le tyran, qui contrôle tout de manière autocratique.

La démocratie conduit à des excès en tout : excès d'égalité, excès de liberté et excès de désir. Cette situation finit par faire peur aux dirigeants les plus riches. Ils décident donc d’employer « tous les moyens qui seront en leur pouvoir » afin de maîtriser le peuple. Ils vont le dominer en l'abusant, en lui faisant progressivement perdre tout sens critique. Les autres dirigeants, de leur côté, les accusent, bien qu'ils ne désirent point de révolution, de conspirer contre le peuple et d'être des oligarques. Dès lors, ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres « à la fin, lorsqu'ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté, mais par ignorance, et parce qu'il (565c) est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu'ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques ...».

Ensuite, « le peuple finira par prendre l’habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance » (565d). Ce tyran finira par s’enivrer progressivement de son pouvoir. Dans les premiers jours de son pouvoir, il flattera les pauvres et les riches. Mais, très rapidement, tel un loup, il ne saura « s’abstenir du sang des hommes de sa tribu… Les accusant injustement et les traitant devant les tribunaux… Il fomentera alors une sédition contre les riches » pour réduire leurs pouvoirs. Ceux-ci, finalement alertés, chercheront à comploter afin de le faire disparaître. Mais ce dernier décidera de s’entourer d’une garde rapprochée, puis de s’octroyer le pouvoir absolu et de se protéger.

Le tyran, nous rappelle Platon : « dans les premiers jours, sourira et fera bon accueil à tous ceux qu’il rencontrera, déclarera qu’il n’est pas un tyran, promettra beaucoup et en particulier en public, remettra des dettes, partagera des terres au peuple et à ses favoris, affectera d’être doux et affable envers tous » (566d-567c).

« Mais ensuite il suscitera des guerres pour que le peuple ait besoin de guerres…et pour que les citoyens appauvris par les impôts soient obligés de songer à leurs besoins quotidiens et conspirent moins contre lui,…ou pour que certains, qui ont l’esprit trop libre pour lui permettre de commander, puissent se faire tuer en étant livrés aux coups de l’ennemi ... » Il se comportera alors comme le mauvais médecin, car alors que le bon fait « disparaître ce qu’il y a de mauvais en laissant ce qu’il y a de bon : lui fera le contraire » (567). Il videra peu à peu la Cité de ses meilleurs éléments pour mettre au contraire en évidence ceux qui sont de piètre qualité morale et intellectuelle.

Le tyran est orgiaque, voleur, comploteur, rusé. Il tuera son père si nécessaire. Le tyran est un parricide potentiel.

3. Que retenir ?

Pour tirer un enseignement de Platon, il faut bien sûr faire abstraction de son interprétation métaphysique du politique. Son idée d'une société rendue juste par la stricte hiérarchie des trois composants anthropologiques (raison, courage, appétit sensuel) incarnés par des castes hiérarchisées, ce qui permettrait la réalisation du Bien, paraît archaïque. Cela étant, ses descriptions empiriques sont d'une étonnante actualité. On reconnaît des comportements et des problèmes politiques identiques à ceux qui existent de nos jours. Comment est-ce possible compte tenu de la distance historique ?

On peut faire l'hypothèse d'une permanence des passions humaines et des procédés pour manipuler les masses, et donc des régimes politiques qui en découlent. Il y a une identité relative des problèmes de vie en société malgré la différence d'époque. On pourrait à ce titre prendre La République comme une fable morale nous invitant à réfléchir sur notre société. Que retenir dans cette fable sociopolitique ? Nous nous limiterons à deux aspects, les mœurs et les régimes politiques. Regardons-y de plus près.

Du côté des mœurs

La passion pour l'argent, les biens et les honneurs est toujours la même. « De tels hommes seront avides de richesses, … ils adoreront farouchement, dans l'ombre, l'or et l'argent, car ils auront des magasins et des trésors particuliers, où ils tiendront leurs richesses cachées, et aussi des habitations entourées de murs, véritables nids privés, dans lesquelles ils dépenseront largement pour des femmes et pour qui bon leur semblera ». Rien n'a changé !

On constate aussi que la balance entre richesse et vertu joue toujours. « Quand la richesse et les riches sont honorés dans une cité, la vertu et les hommes vertueux y sont tenus en moindre estime ». De nos jours, plutôt que de choisir le bien public, les jeunes s'orientent vers les professions les plus lucratives. C'est frappant pour les jeunes ingénieurs de haut niveau qui désertent les grands travaux pour la finance.

L'appétit de lucre s'accompagne toujours d'un mépris de la moralité. Détournement de fonds, de biens sociaux, prise illégale d'intérêt, emplois fictifs, pots de vins, etc., les « affaires » sont innombrables. Ceci est accentué par le fait que « Les citoyens se découvrent des sujets de dépense » et donc, pour y pourvoir, « ils tournent la loi et lui désobéissent, eux et leurs femmes ». C'est ce que l'on observe de nos jours. Bien entendu, l'effet d'entraînement est toujours aussi fort. « l'un voyant l'autre et s'empressant de l'imiter, la masse finit par leur ressembler ».

Le « jeunisme » que l'on pourrait croire vraiment de notre temps, puisqu’il est apparu dans les années 1970/80, existait déjà, il y a 2000 ans : « les vieillards, de leur côté, s'abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d'enjouement et de bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux ». Est-ce un signe de mutation sociologique ?

On déplore avec insistance, depuis une vingtaine d’années, les malheurs de l'éducation nationale : les profs malmenés, leur autorité contestée par les élèves et les parents, le niveau insuffisant d’éducation, les classes intenables. Et bien, ils ne sont pas propres à notre époque. « Lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants », cela aboutit inévitablement au désordre.

Quant au désir effréné et superflu tant dénoncé par Platon, il est typique de notre époque. Notre société de consommation, par son idéologie et par la publicité, engendre un maximum d'envies de toutes sortes. De nouveaux désirs superflus et dispendieux apparaissent sans cesse dont nous n'avions même pas idée avant qu'ils ne soient mis sur le marché !  Le consommateur est bien comme le « bourdon » parasite de la ruche « livrant le commandement de son âme au plaisir qui se présente, ..., jusqu'à ce qu'il en soit rassasié, et passe ensuite à un autre ».

Enfin, la tendance procédurière qui se développe actuellement était déjà là du temps de Platon : « Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres ».

Du côté politique

La démocratie politique, telle que nous la connaissons en Europe, n'est pas propice à la tyrannie. Au contraire, elle tente de limiter les ambitions démesurées des uns et des autres. Le dérapage en Allemagne en 1933, après la république de Weimar, a rendu prudent. De nos jours, les démocraties sont vacillantes.

Reprenons la définition de Platon. L'oligarchie est « un gouvernement où les riches commandent et les pauvres ne participent point au pouvoir ». Or, c'est bien ce qui se passe de nos jours dans de nombreuses sociétés, avec cette nuance que l'oligarchie contemporaine associe pouvoir politique et économique. Les deux interfèrent via le lobbyisme, la corruption, la connivence et l'intérêt. Dans certains pays les oligarques sont diretement associés au pouvoir politique. Si l'on reprend le repérage de Platon, nos états occidentaux sont dans une situation intermédiaire entre la démocratie et l'oligarchie. D'autres États oscillent entre timarchie et tyranie (dictatures guerrières contrôlant le peuple).

On remarque aussi que les procédés politiques des dirigeants n'ont pas changé. Afin de maîtriser le peuple « Ils vont le dominer en l'abusant, en lui faisant progressivement perdre tout sens critique ». C'est le rôle des médias de diffuser une idéologie et d'incessantes distractions qui ne donnent pas l'occasion au peuple de se rendre compte de la réalité socioéconomique et des actions du pouvoir politique. Le mensonge est toujours de mise : « promettre beaucoup et en particulier en public, donner des avantages fiscaux à ses soutiens, affecter d’être affable envers tous ». On retrouve des ressemblances dans les procédés des hommes politiques d'aujourd'hui.

Un des écueils de la démocratie est là. Une partie de la population se laisse berner, car elle est dans la « doxa », dirait Platon, l'opinion, l'idéologie. Une bonne partie de la population n'a pas la capacité de connaître la réalité politique et socioéconomique par manque de temps, de connaissance, d'intérêt, et à cause de l'enfumage idéologique permanent distillé par certains médias (au service du pouvoir en place et, identiquement, de ceux qui le contestent). De plus, toute société « recèle aussi des filous, [...] des artisans de tous les crimes, ... que les autorités contiennent délibérément par la force ». On reconnaît le problème de police, problème qui se pose toujours à l'identique de nos jours.

Concernant les modes de vie, la science et la technique, il n'y a aucune commune mesure entre le temps de Platon et le nôtre. Toutefois, sur le plan de la politique, il y a des ressemblances étonnantes.

 

Bibliographie :

Bréhier É., Histoire de la philosophie, PUF, 1981.

Platon, La République, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.

Platon, Le Banquet - Phèdre, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.