Un Homme sans corps, ni esprit
L'expression « un Homme sans corps, ni esprit » peut étonner, tant l’association corps-esprit est communément utilisée pour décrire l’humain. Cependant, on peut parfaitement éviter cette manière dualiste et traditionnelle de penser. On peut concevoir l’Homme tout autrement, c'est-à-dire selon une autre anthropologie.
The expression « a man without body or mind » may be surprising, as the body-mind association is commonly used to describe humans. However, we can perfectly avoid this dualistic and traditional way of thinking. We can conceive of Man quite differently, that is to say according to another anthropology.
Pour citer cet article :
Juignet Patrick. Un Homme sans corps, ni esprit. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/corps-esprit.
Plan :
1. Une conception de l'Homme
2. Une ontologie pluraliste
3. Des arguments philosophiques et scientifiques
4. Concilier dualisme et pluralisme
Conclusion : un Homme pluriel, dans un Monde pluriel
Texte intégral :
1. Une conception de l'Homme
La conception courante contemporaine
Au quotidien, pour agir et se situer convenablement dans l’environnement concret, nous devons tenir compte de notre configuration anatomique, de notre masse, de notre volume, de notre place dans l’espace, de notre force musculaire, etc., bref, de ce que l’on considère comme le corps. Par rapport à notre environnement social, nous contrôlons notre posture, nos attitudes, notre habillement, etc., et donc notre corps.
Du corps, nous différencions ce qui a trait à notre pensée, à notre imagination, à notre conscience, à nos capacités intellectuelles, etc., que l’on nomme esprit, ou intellect, ou parfois âme ou encore les états mentaux (la dénomination varie). D’évidence ces aspects sont différents, car ils sont abstraits, non localisable dans l'espace qui nous entoure.
D'un point de vue pratique, on ne peut guère considérer les choses autrement. Tout un chacun prend en compte ce double aspect de son individualité. Il y a bien une réalité concrète du corps et une réalité abstraite du mental qu’il n’est pas question de nier. Dans le cadre de la vie ordinaire, cette catégorisation est utile et efficace.
Toutefois, la catégorisation ordinaire corps-esprit présente des failles. Elle rend compte de ce qui se passe dans notre vie pratique et quotidienne. Mais cette évidence provoque, de ce même point de vue, toutes sortes de bizarreries. On peut demander aux personnes estimant posséder un esprit où il se situe et sous quelle forme il existe. Les uns diront « il est en moi-même, c’est moi ». Cette réponse admise, on demandera ce moi-même est-il le corps ou autre chose comme un sujet ? Certains opteront pour le corps et d'autres pour le sujet. Quelques philosophes rétorqueront que l’esprit est dans un monde séparé du monde physique. Il aurait son lieu spirituel dans lequel le sujet peut aller, mais pas le corps. D’autres, enclins au concret, répondrons que l’esprit est plutôt dans le langage et la communication, et qu’il est extérieur à soi.
La conception commune s’exprime souvent selon la métaphore du contenant : « Il a une idée dans la tête ». Les idées sont « dans » l’esprit ou « dans » la tête, ce qui implique que l’un des deux, ou les deux à la fois, soient des sortes de contenants et avec un contenu qui serait invisible (car à l’intérieur du contenant). Dans le jeu de l’intériorité/extériorité, le corps trouve difficilement sa place. Si l’esprit est intériorité et l’environnement l’extériorité, le corps est entre les deux. Extérieur à l’esprit, il fait partie de l’environnement qui pourtant environne le corps. On retrouve la difficile question de la limite.
L’esprit serait accessible seulement par l’introspection, car personne ne peut regarder dans l’intériorité des autres. Cet esprit estimé privé et solipsiste mène à douter de son existence chez les autres. L’esprit en question peut aller jusqu’à douter de l’existence du monde environnant se déclarant sujet et unique certitude. Mais alors, comment expliquer que l’on arrive à concevoir la pensée des autres. Comment se fait-il qu’on arrive à se mettre d’accord sur la justesse ou la fausseté d’un raisonnement ?
Si l’on a (au sens d’avoir, de posséder) un corps et un esprit, comme le prétend la conception commune, qui les possède ? Si le possédant se confond avec l’un ou l’autre, comment peut-il prétendre les avoir ? Le Moi-Je revendiquant avoir, devrait être extérieur, distancié, mais on sent bien que ce n’est pas possible. Généralement, on choisit l’esprit pour s’identifier. Le sujet pensant serait soi-même qui est esprit-conscience. Mais est-il séparable du corps ? Que devient-il en cas d’anesthésie générale ou de coma ? Est-il toujours là ? Et si le corps disparaît ? Sur ce dernier point, les réponses foisonnent.
Les religions ont toutes et chacune leurs réponses à ce sujet, de la métempsychose (passage dans un autre corps, y compris végétal ou animal, à l’accès à des infra ou ultra-mondes paradisiaques ou infernaux. Cependant, le sujet reste-t-il le même s’il est sans corps ou dans un autre corps ? L’esprit ayant quitté le corps est-il encore un sujet, une personne, un moi ? L’esprit (mens) est-il accompagné de l’âme (anima) ? Cette manière ordinaire de penser engendre dès qu’on l’interroge d’innombrables paradoxes et bizarreries, avec pour seules réponses des fantaisies imaginatives métaphysico-religieuses.
Le dualisme a été repris et ressassé au fil des siècles par les métaphysiques de tous horizons. Il faut éviter ces discussions sans fin portant sur des problèmes insolubles.
L’universalité d’une telle conception
Pour bien comprendre cette conception courante, nous allons reprendre les travaux de Jean Piaget. À la suite de recherches empiriques très abondantes, cet auteur note que l’enfant différencie progressivement son corps propre de ce qui l’environne. Ensuite, un décentrement des actions par rapport au corps permet de juger de leurs effets objectifs sur la réalité constituée en objets. Cela conduit aussi à considérer son corps propre comme un objet parmi les autres, tous situés dans l’espace. L’objet au fil du temps acquiert une permanence spacio-temporelle et il y a une objectivation des relations causales.
Citons Piaget : Il se produit une « différenciation du sujet et des objets entraînant la substantification progressive de ceux-ci ... »1. C’est là l’expérience commune, celle qui permet de s’adapter correctement à l’environnement. Piaget décrit la façon dont se forme l’expérience ordinaire et la conception dualiste la plus courante consistant à opposer un sujet à son environnement qui est, lui, constitué d’objets. L’homme est à la fois sujet par son action et sa pensée (son esprit) et objet par son corps. Puis l’un et l’autre sont substantifés.
Philippe Descola nomme intériorité et physicalité ce qu’on appelle généralement esprit et matière. Combiné avec le continu et le discontinu, cela donne quatre combinaisons possibles qui génèrent quatre types de récits. Philippe Descola défend cette catégorisation depuis son article de 1996 (« Constructing natures. Symbolic ecology and social practice »2, et l’a maintenu dans Par-delà nature et culture3 et dans Les formes du visible Une anthropologie de la figuration4.
Selon Philippe Descola, on peut distinguer l’animisme qui instaure une continuité sur le plan de l’intériorité et une discontinuité sur le plan de la physicalité ; le totémisme qui déclare une continuité à la fois sur le plan de l’intériorité et de la physicalité ; l’analogisme qui associe une discontinuité sur le plan de l’intériorité et de la physicalité ; le naturalisme qui prône une discontinuité sur le plan de l’intériorité et une continuité sur le plan de la physicalité.
Ce que l’auteur tente de systématiser ainsi, ce sont les manières selon lesquelles les populations humaines perçoivent et conçoivent le Monde et par conséquent « habitent » leur environnement. Il estime que les critères de continuités et de discontinuités sont présents chez chaque individu, car intériorisés par des schèmes cognitifs façonnés dès l’enfance.
Il s’agit là des conceptions ordinaires qu’ont les humains d’eux-mêmes et des relations avec leur environnement, étendue inductivement au Monde en général. Nous n’appellerons pas cela des ontologies, mais plutôt des cosmologies à caractère métaphysique. Quel que soit le cas, on constate toujours une distinction : esprit-intériorité-âme-subjectivité et corps-matière-physicalité-extériorité, qui est présente à la fois dans les cultures occidentales et non-occidentales.
Cette dualité, pour évidente et répandue qu’elle soit, ne correspond à rien de démontrable, ni quant à la constitution ontologique de l’Univers, ni quant à celle de l’Homme. Elle est la résultante intuitive d’une expérience ordinaire et subjective n’ayant pas valeur de vérité ontologique. Beaucoup d'hommes se considèrent selon cette dualité et agissent en conséquence. Il y a bien dans la réalité des pratiques corporelles et spirituelles qui existent.
De nombreux humains dans diverses civilisations se considèrent selon une dualité diversement conçue (corps-esprit extériorité-intériorité, visible-invisible, étendu-inétendu, etc.) et agissent en conséquence. Ce sont des faits humains indéniables, mais pas des catégories ontologiques rationnelles dont il y aurait à débattre philosophiquement ; si tant est que la philosophie se distingue du sens commun et de la pensée ordinaire, ce qui n’est pas toujours le cas.
La dualité corps-esprit
La philosophie a largement repris cette catégorisation ordinaire pour en donner des versions plus ou moins sophistiquées. Mais, est-ce bien pertinent ? La réponse que nous apportons est résolument négative. La dualité corps-esprit ne constitue pas une catégorisation pertinente pour une anthropologie philosophique et scientifique. Elle doit faire l'objet d'une distanciation critique. La transposition sur le plan ontologique d'une catégorie pratique et empirique présente des défauts majeurs.
Comme chacun le sait, pour Descartes, il est impossible de douter que l’on pense, alors que l’on peut douter du monde concret. La suite de son raisonnement consiste à attribuer à cette pensée une substance. C’est la « res cogitan », à quoi il faut ajouter la « res extensia » du monde étendu.
Spinoza a critiqué Descartes au titre que l’interaction de la substance spirituelle avec la substance matérielle paraît impossible. Il suppose, pour résoudre ce problème, l'existence de deux attributs à la substance qui serait unique. Leibnitz à sa suite évoque un parallélisme entre aspects matériels et spirituels.
La philosophie de l’esprit contemporaine va plutôt vers un dualisme des états ou des propriétés. Elle oppose les états mentaux et les états physiques. Cette catégorisation pose que le Monde (comme totalité) peut être conçu selon deux types, le physique et le mental, et qu’il existe un rapport causal (ou pas selon les auteurs) de l’un sur l'autre.
Dans ce courant de pensée, l'option d'une réduction du mental au physique est la plus fréquemment admise. Il est assez étonnant de voir ressurgir au XXIe siècle sous le « label à succès du Mind-Body problem »5 la vieille contradiction cartésienne. Pour nous, il s’agit, en vérité, du Mind-Body faux problème.
Le problème « corps-esprit » fait l'objet de controverses incessantes et reste sans solution depuis qu’il a été inventé. Les derniers développements sur ce sujet n’ont rien apporté. Jaegwon Kim, note dans L'esprit dans un monde Physique qu’au cours des années 1970 et 1980, et jusqu'à nos jours, on a uniquement cherché à donner une place pour l'esprit dans un monde fondamentalement physique.
Le refus du dualisme a conduit à la doctrine de la réduction de l'esprit à la matière et, plus précisément, au cerveau. Cette solution présente deux inconvénients, celui de laisser de côté une partie non négligeable de l'humain et celui de remettre à plus tard les explications précises au titre que le savoir est pour l’instant insuffisant.
Cependant, il se peut que ce savoir ne vienne jamais, si la réduction qu'il suppose est sans fondement. Elle prétend résoudre la dualité esprit/matière qui effectivement est critiquable. Cependant, le monisme matérialiste l’est également. Il semble intéressant d'envisager une autre manière de penser, une manière qui ne s'appuie ni sur l’idéalisme, ni sur le dualisme, ni sur la réduction matérialiste.
2. Une ontologie pluraliste
La recherche d'une inspiration pluraliste pour penser le réel
En lieu et place du monisme et du dualisme, on peut soutenir une ontologie pluraliste. Cette vision du Monde, à la fois plurielle, historique et régionale, se trouvait déjà chez Antoine-Augustin Cournot à la fin du XIXe siècle6, qui est un précurseur de cette façon de penser.
Auguste Comte a, lui aussi, promu une conception pluraliste. Il note que pour passer d’un domaine de la réalité à l’autre, il ne suffit pas d’agréger les entités entre elles, il faut ajouter une « nouvelle dimension ontologique ». Pour les auteurs positivistes non réductionnistes, chaque discipline fondamentale posséderait « une couche ontologique propre ». C'est l'idée que nous soutenons.
De nombreux philosophes ont mis en avant l'idée de relation et d'organisation. Vers les années 1920, les philosophes Samuel Alexander et Lloyd Morgan bâtirent une théorie connue sous le nom d'évolutionnisme émergent. Le Monde se développerait à partir d'éléments de base grâce à l'apparition de configurations de plus en plus complexes.
On aboutit ainsi à l’idée d’une pluralité ontologique. Le pluralisme ontologique permet un véritable changement de paradigme fondé sur la pluralité des formes d'existence.
Les deux piliers du pluralisme
On peut concevoir la pluralité du Monde de différentes façons. Cependant, la prudence, toujours nécessaire en matière d'ontologie, incite à passer du Monde à ce qui en est connu grâce aux sciences et que nous nommons l'Univers. Autrement dit, il convient de limiter l’extension du concept de pluralité. Il concerne le connu et non la totalité.
Le premier argument pour envisager un pluralisme est la différenciation épistémologique des sciences. Depuis le XVIIe siècle, les sciences fondamentales se sont diversifiées. Elles concernent des domaines factuels bien différents et les expliquent selon des théories différentes. Il s'ensuit l'idée qu'il y a des différences dans l'Univers dont il faut tenir compte (par Univers, nous désignons la partie du Monde connue par les sciences). On parle de régions, de niveaux, ou de formes d'existence selon la terminologie employée.
Les autres concepts sont ceux de complexité et d'organisation. Tous les composants connus de l'Univers, les particules, les atomes, les molécules, les cellules, les organes, les individus, les sociétés s’assemblent selon une forme et un ordre définis : une structure ou organisation. De plus, depuis le minéral jusqu’au vivant, on observe une complexification croissante évidente. L'idée d'une émergence de modes d'organisation de complexité croissante dans l'Univers est intéressante pour comprendre la différenciation constatée dans la réalité.
À partir de ces considérations, on peut déplacer la question ontologique. Les modes d’organisation sont des supports plus plausibles qu'une ou deux substances homogènes7. Plutôt que de référer la persistance des aspects factuels observés et délimités par les sciences à un substrat constant et uniforme, une substance immuable, on peut les voir comme le produit de niveaux d'organisation stables. Autrement dit, tant que dure une forme architecturée du réel, on constatera des effets répétitifs et constants dans la réalité.
Actuellement, les concepts d’émergence et de mode d’organisation/intégration, ou encore de structure/système, permettent de penser la différenciation ontologique de l'Univers, dont atteste la différenciation épistémologique des sciences. L’idée d’une pluralité ontologique paraît bien plus plausible que le monisme ou le dualisme. Avec le pluralisme, on sort de la vision d’un Monde statique, mécanisable, coupé en deux par le dualisme. On entre aussi dans un Univers changeant au sein duquel tous les niveaux sont imbriqués, un Univers qui n’a pas d’organisation fixe et définitive, un Univers en évolution. C’est la thèse de l'évolutionnisme émergent soutenue dès 1920 par Samuel Alexander et Lloyd Morgan.
La cosmologie montre que seul le niveau physique existait dans les débuts très chauds et denses de l’Univers. À partir de ce niveau de base, des configurations plus complexes se sont créés lorsque les circonstances l’ont permis. La chimie et la biochimie montrent que les composés ont eu besoin de conditions particulières pour se former, la biologie évolutionniste montre que les premières cellules étaient simples et qu’elles se sont diversifiées et complexifiées, etc. Le pluralisme ontologique admet une pluralité de niveaux ou modes d'existence dont le nombre n'est pas fixé à l'avance et ne peut être décidé a priori. Il dépend du moment de l’évolution et de certaines conditions locales, qui ne sont pas immuables. Leur évaluation dépend de la capacité des sciences à les décrire et à les expliquer.
Un pluralisme pour penser l'Homme
L'Homme étant dans l'Univers, le pluralisme le concerne aussi. De fait, les sciences en particulier la médecine et la biologie étudient le corps, selon ses niveaux d’organisation : physique, chimique, biochimique, cellulaire, histologique, physiologique, anatomique, etc., et d’un point de vue pragmatique selon les divers appareils individualisables : appareil locomoteur, digestif, nerveux, circulatoire, etc.
On admet de nos jours que l'Homme est un vivant. Son être biologique, d'un point de vue scientifique, est abordé par l'intermédiaire de chacun de ses niveaux de complexité, physique, chimique, biochimique, cellulaire, histologique, physiologique, anatomique. Il existe une vision plurielle du corps qui n'est pas contestée du point de vue scientifique et médical.
Que l'Imagerie par Résonance Magnétique, qui est un procédé purement physique, donne des images anatomiques n'occasionne aucun problème métaphysique ! Que la chimie produise des molécules efficaces sur l'ensemble de l'organisme paraît banal. Du point de vue du vivant en général, et donc de l'Homme en tant qu'être biologique, la coexistence de niveaux de complexité, étudiés par des sciences différentes, est aisément admise.
Le débat contemporain porte surtout sur les capacités intellectuelles de l’Homme et leur support. Pensé sous les auspices du dualisme, il prend la forme du mind-body problem, du rapport corps-esprit. Nous suggérons de remplacer ce problème, dans le cadre d’une anthropologie savante renouvelée, par un autre : celui de la coexistence de divers niveaux d'organisation, dont l'un serait propre à la cognition.
On peut imaginer que, parmi les divers niveaux d'organisation constitutifs de l'Homme, il en est un qui corresponde à ses compétences cognitives et de représentation. L'existence, en plus des niveaux admis, d'un niveau générateur de l’intellection est plausible et ceci sans avoir à supposer de rupture avec les autres niveaux ou formes d'existence (physique, chimique, biologique).
Reste à indiquer les savoirs existants qui donnent une crédibilité à cette thèse et comment elle peut prendre une forme acceptable sur le plan épistémologique.
3. Des arguments philosophiques et scientifiques
Les apports philosophiques
Notre anthropologie philosophique s'appuie sur les sciences humaines et la philosophie. Commençons par la philosophie. L'incessant travail philosophique sur la pensée donne une densité irréfutable aux diverses formes de la pensée humaine, ce qui amène à considérer son existence empirique comme irréfutable.
Depuis deux millénaires, la philosophie montre une autonomie de la pensée rationnelle. La pensée humaine possède une possibilité de validité et de vérité intrinsèque établie par le raisonnement. Cette possibilité d'affirmer ou pas une vérité implique une autonomie pour la pensée. Si un changement dans la biochimie du cerveau occasionnait un changement dans les lois mathématiques ou logiques, il n’y aurait plus de possibilités de décréter un raisonnement vrai ou faux. Il y a une nécessaire autonomie du raisonnement qui implique une indépendance de la capacité de penser.
Emmanuel Kant a marqué un tournant en mettant en avant les conditions d’une pensée pertinente. Il faut chercher dans l'entendement la possibilité des concepts, y compris premiers, et analyser l'usage que nous en faisons. C'est là l'objet de sa philosophie transcendantale8. Cette philosophie conduit à deux affirmations que nous considérons comme vraies : la possibilité d’une autonomie de la pensée et celle d’une réflexivité de la pensée sur elle-même. Ces qualités particulières de la pensée rationnelle suggèrent que les capacités intellectuelles qui la produisent sont irréductibles à autre chose qu'elles-mêmes.
Les philosophes empiristes ont renouvelé la perspective. De John Locke jusqu'à John Stuart Mill (du XVIIe au XIXe siècle) en passant par Hippolyte Taine et Étienne Bonnot de Condillac, on s’avance vers une étude empirique de la pensée, mais dans une perspective qui reste subjective et réflexive. La pensée se regardant et s’étudiant elle-même, est une avancée essentielle, mais elle n’est pas suffisante. Il faut en plus une objectivation pour avancer dans la connaissance. Les sciences humaines à partir du XIXe siècle se sont saisies de domaines empiriques variés dont fait partie celui qui nous intéresse.
On s’étonnera du peu de cas fait de la philosophie de l’esprit pourtant très présente. La raison tient à son adhésion à des catégories comme l’esprit ou les états mentaux qui ne nous paraissent pas pertinentes. À partir de là, les innombrables tentatives pour montrer leur existence ou leur inexistence, pour différencier les états mentaux des états physiques, la démonstration de l’impossibilité des premiers à cause de la clôture causale des seconds, etc., sont de peu d’utilité.
Les sciences humaines
La psychiatrie et la psychanalyse, depuis la fin du XIXe siècle, décrivent assez finement les formes des conduites et des formes de la pensée qui sont pathologiques (obsessions, délires, rationalisme morbide, etc.) et cherchent à les expliquer. Cette explication passe par la recherche de causes ou, au moins, des conditions déterminantes. C’est apport à mettre au dossier.
La psychanalyse a proposé un intermédiaire entre la cause événementielle et l’effet symptomatique, le psychisme, dont le fonctionnement expliquerait les conduites affectives, relationnelles et la subjectivité individuelle. Le psychisme est constitué par des processus et mécanismes de types cognitifs et représentationnels qui viennent se greffer à d'autres (pulsionnels, émotionnels, sociaux).
La psychologie de la connaissance a montré que l’intellection, la cognition au sens large, peut être vue comme activité fonctionnelle (c’est-à-dire de manière dynamique, interactive, autorégulatrice) et comme structure (se constituant en système organisé prenant une forme définie). On parle de la cognition au sens large, depuis le rapport à l’environnement, jusqu’aux activités théoriques. On entre dans une pensée qui se pense objectivement à partir de faits et non pas subjectivement en se retournant sur elle-même.
Une partie de la psychologie cognitiviste a repris la représentation comme support des compétences. Elles feraient l'objet de traitements ou processus cognitifs. Les représentations supposées par le cognitivisme ne sont pas des observables, mais des entités théoriques. Leurs propriétés font l'objet d'une recherche empirique qui cherche à être expérimentale. Les processus cognitifs dont traite la psychologie cognitiviste seraient « en aval du traitement des informations sensorielles… et en amont de la programmation motrice » comme le définit Jean-François Richard9. Il s’agit des diverses formes de représentations (sémantiques, spatiales, procédurales) et des divers mécanismes dans lesquels elles entrent (catégorisation, compréhension, raisonnement).
L’anthropologie culturelle est vaste et fait appel aussi bien à des concepts comme ceux de personnalité de base (Franz Boas), de réciprocité sociale (Marcel Mauss) ou de structure avec Claude Lévi-Strauss. Pour cet auteur, les opérations qui sont à l’œuvre dans les différents domaines factuels étudiés, que ce soit la parenté, les mythes ou les langues, sont des effets d'une capacité propre à l'homme et le travail de Lévi-Strauss est un essai de théorisation des effets empiriquement repérables de cette capacité en termes structuraux.
La linguistique et la sémiotique sont aussi très vastes. Depuis sa naissance avec Ferdinand de Saussure et Émile Benveniste, les écoles se sont multipliées. La plupart admettent l'existence d'un déterminisme propre aux langues et à leur usage par le langage. La sémantique s’est intéressée aux contenus du langage ce qui l’a renvoyée aux structures intellectuelles.
Les sciences humaines, même balbutiantes apportent des garanties quant aux domaines factuels étudiés et aux tentatives de théorisation qui en sont faites. Or, nous tenons à nous appuyer sur des données fiables et sur des domaines disciplinaires stables. Elles s'appuient sur une expérience objectivante, souvent méthologiquement double, à la fois compréhensive et explicative. De plus, elles ont des théories spécialisées dédiées à leur objet. Les résultats sont plus fiables qu’une rationalisation, même très sophistiquée, partant de l’expérience ordinaire et du vécu, ce que font la plupart des philosophies ayant trait à l’Homme.
Les sciences humaines proposent un abord empirique à partir de la clinique, de tests, d'enquêtes qui concernent tant la pensée que le langage, l'intelligence, les conduites humaines y compris sociales. Elles amènent à considérer des domaines factuels dont l'existence est difficilement réfutable. Les sciences humaines décrivent avec un certain degré d’objectivité des activités qui sont des actes de représentation associés à la production de formes signifiantes et à des conduites finalisées. Il s'agit là de faits très spécifiques, propres à l'Homme, dont les différentes sciences de l’Homme proposent chacune une théorisation. L'existence de ces théories et des ensembles factuels de référence est un point d'appui du raisonnement, car ils demandent à ce qu'on explique leur origine qui est liée à l'activité humaine.
Si l'on croit à l'esprit, on dira que tout cela est dans l'esprit ou constitue l'esprit. Si on récuse le spiritualisme et le dualisme, il faut trouver une autre solution. En se référant à une conception émergentiste et organisationnelle du réel, on peut évoquer un niveau d'organisation de degré suffisant pour permettre les performances intellectuelles de l'Homme. Il n'y a que deux candidats possibles au vu des connaissances actuelles : le niveau neurobiologique et un niveau de degré supérieur au précédent que nous qualifions de cognitif et représentationnel, compte tenu des fonctions qu'il remplit.
La neurobiologie
Est-ce une hypothèse plausible et recevable, de supposer que les capacités intellectuelles soient générées par le cerveau ? C'est la thèse matérialiste réductionniste communément admise, mais il y a plusieurs motifs pour la récuser.
Si l'on admet un support biologique à la cognition, ce qui est évident, ce ne peut être le cerveau comme entité anatomique, mais son fonctionnement et à un niveau de complexité déjà élevé. Or, les connaissances sont balbutiantes. À l'heure actuelle, aucun neurobiologiste sérieux ne peut prétendre que tel fonctionnement détermine telle volonté, telle conduite, telle pensée. Il faut donc avoir une thèse plus élaborée.
Le second motif tient à la différence dans les domaines factuels et les disciplines concernées : d'un côté la neurobiologie, qui s'occupe des cellules, des flux biochimiques, des flux électriques, des réseaux cellulaires, des signaux, et de l'autre les sciences humaines qui s'occupent des idées, des représentations, de la volonté, des décisions, de l'intelligence théorique et pratique.
Comme on l'a vu plus haut, le réductionnisme matérialiste est invalidant pour la vérité démonstrative. Si une démonstration rationnelle est déterminée par des processus neurobiologiques, comment pourrait-elle dépendre du jeu des concepts et des règles formelles ? Si la pensée est déterminée par son support biologique, c'est un événement parmi d’autres et elle ne peut prétendre à une validité ou une vérité.
Plus fondamentalement, on peut récuser le réductionnisme comme un faux problème. Il part du dualisme corps-esprit, physique-mental, matériel-spirituel, pour le réfuter au profit du premier terme. On peut estimer, et c'est l'enjeu de ce travail de le montrer, qu'il est préférable d'ouvrir un nouvel espace de raisonnement sur la base d'un pluralisme ontologique appuyé sur les différences disciplinaires.
La neurobiologie constitue une discipline assez bien définie. La psychologie de la connaissance et son évolution contemporaine constituent une discipline en voie d'autonomisation. Chacune correspond à des champs disciplinaires différents, qui s'occupent de faits différents, avec des théories différentes. On peut supposer qu'elles ont deux référents réels différents, le niveau neurobiologique et le niveau porteur des capacités intellectuelles, les deux étant étroitement liés, mais pas identiques. Comme ils ne sont pas exclusifs, ils sont à prendre en compte tous les deux et à coordonner.
4. Concilier dualisme et pluralisme
La conception courante
Au quotidien, pour agir et se situer convenablement dans l’environnement concret, nous tenons compte de notre masse, de notre corpulence, de notre place dans l’espace, de notre force musculaire, etc., bref, de ce que nous nommons notre corps. Par rapport à notre environnement social, nous contrôlons notre apparence, notre posture, nos attitudes, etc., et donc nous interagissons socialement grâce à notre corps. Du corps, nous différencions ce qui a trait à la pensée, à l’imagination, à la conscience, aux capacités intellectuelles, etc. D’évidence, ces aspects sont différents du corps, ils sont abstraits, non palpables, sans matérialité. On les rassemble sous les termes d’intellect, d’esprit, ou d’âme, ou d’intériorité selon la dénomination adoptée. À l’esprit conçu comme intériorité s’oppose l’extériorité, celle de l’environnement immédiat.
D'un point de vue pratique, on ne peut guère considérer les choses autrement. Tout un chacun prend spontanément en compte ce double aspect de son individualité. La pragmatique (qui associe le point de vue empirique et pratique) élargit la vision et conduit à considérer des individus en interaction avec leurs environnements. Nous n’en parlerons pas ici. Notre propos se situe sur le plan ontologique pour en tirer des enseignements pour comprendre l’Homme et sa place dans l’Univers. Ce que ne permet pas l’abord pragmatique, qui est utile pour l’action, mais fausse le jugement.
Dans sa Critique de la faculté de juger Emmanuel Kant écrivait :
« ... émettre l’opinion qu’il existe dans l’univers matériel de purs esprits, qui pensent sans avoir un corps […] cela s’appelle une fiction […]. Une telle chose est une entité sophistique (ens rationis ratiocinantis) »10.
Dans ce cas, les termes de corps et d’esprit sont inutiles. Les niveaux d’organisation présents dans l’Univers sont hiérarchisés et inclus les uns dans les autres, si bien que le niveau cognitif et représentationnel qui génère la pensée coexiste avec le niveau biologique. Notre travail aboutit à concevoir un Homme pluridimensionnel dans un Univers pluriel, figure bien différente de celle d’un individu duel figé dans le monde des substances. On voit ainsi surgir un humain inclut dans la multiplicité de l’existant, un Homme participant d’un Univers qui change et évolue.
Penser autrement
L’ontologie que nous proposons donne une intelligibilité utile à la connaissance de l’Homme. Elle donne une place pleine et entière à ce qui fait la spécificité humaine : ses capacités intellectuelles que manifestent les diverses formes de pensée et qui permettent la vie culturelle et sociale. L’affirmation d’une pluralité ontologique n’interfère pas avec l’éthique et, sur le plan des valeurs, ne dément en aucune manière la pertinence d’un projet humaniste.
Le philosophe doit soigner en lui les maladies de l’entendement, affirmait Wittgenstein en 195611. Parmi celles-ci, figure la transformation de l’expérience vécue en propos métaphysiques. Il est assez évident qu’il s’agit d’une rationalisation, dont on ne voit pas comment elle pourrait constituer un mode de connaissance adéquat de la réalité et encore moins de son fondement. Dans notre cas, il nous a fallu nous extraire de la conviction première et commune d’avoir un corps et un esprit pour penser autrement, selon une autre ontologie. Ça n’a pas été facile, car cette maladie de l’entendement est tenace et elle se chronicise sous la pression d’expressions langagières qu’il est difficile de ne pas employer.
La posture existentielle dualiste est la norme et elle est quasi universellement répandue selon diverses variantes. Nous proposons de laisser cette conception ordinaire à la vie ordinaire (car on ne saurait la réformer). Wittgenstein va plus loin, il préférerait un changement dans le vécu12. Ce n’est pas possible. L’expérience première et immédiate s’impose. On peut seulement éviter sa transposition dans le domaine philosophique et scientifique. Le problème corps-esprit est un non-problème philosophique, une interrogation vaine. En remplacement, l’ontologie des niveaux d’organisation, qui est applicable à l’Homme, situe l’intellect tout simplement comme l’un d’eux. Le titre, « Un Homme sans corps ni esprit » exprime un positionnement savant qui ne prétend pas s’imposer dans la vie ordinaire, ni d’un point de vue pragmatique (empirique et pratique). D’un point de vue pragmatique, on doit prendre en compte l’individu en prise avec ce qui l’environne ce qui amène à d’autres considérations, développée ailleurs13.
Conclusion : un Homme pluriel, dans un Univers pluriel
Le corps et l'esprit, notions communes à usage pratique, ne constituent pas une opposition conceptuelle utile pour l'anthropologie philosophique, mais au contraire une source de raisonnements aporétiques. Il serait préférable de remplacer ces notions par le concept de niveaux d'organisation. Grâce à lui, on peut penser les divers aspects biologiques et les capacités intellectuelles humaines en dehors de toute hypothèse métaphysique substantialiste.
Entre les deux niveaux candidats, neurobiologique et cognitif, susceptibles de supporter les capacités intellectuelles humaines, plusieurs arguments plaident en faveur du second. Les caractéristiques connues du neurobiologique ne semblent pas propres à expliquer les faits considérés. Pour justifier leurs thèses, les propositions réductionnistes appauvrissent trop la réalité humaine pour être crédibles. L'argument de simultanéité entre activité neurobiologique et activité cognitive ne vaut pas démonstration de détermination de l'un par l'autre, mais seulement de dépendance et d’interaction.
Les conduites intelligentes et de représentation, la pensée, ont une singularité et une autonomie. On les explique par des schèmes, des structures, des processus dynamiques. Il est cohérent de supposer qu'ils sont supportés par un niveau d'organisation autonome qui échappe au déterminisme biologique. Cette proposition évite les deux positions antagonistes prises eu égard aux capacités intellectuelles humaines : soit leur surélévation transcendante, soit leur réduction matérialiste au fonctionnement du cerveau.
Accepter une pluralité de niveaux d'organisation, c'est changer de paradigme. C'est passer d'une ontologie matérialiste ou dualiste à une ontologie pluraliste. La question pertinente n'est alors plus celle des rapports entre le corps et l'esprit, mais celle de l'émergence (ou pas si on la conteste), d'un mode d'organisation spécifique qui explique les capacités de connaître, penser, vouloir, se représenter, agir, parler, de l'Homme.
La distinction corps esprit, possible pour un usage pragmatique n'est pas pertinente d'un point ce vue ontologique. « Un Homme sans corps, ni esprit » est une formule pour signifier que l'attelage corps-esprit peut être utilement remplacé par une vision pluraliste associant les niveaux : physique, chimique, biochimique, biologique, cognitif (sur le plan individuel) et le niveau social (sur le plan collectif).
Finalement, la spécificité humaine apparaît plus solidement établie. L'homme cumule des niveaux d'organisation de complexité croissante, ce qui lui donne des capacités cognitives spécifiques. Ces dernières génèrent la pensée consciente et réflexive qui lui est propre et peut être mise en œuvre collectivement dans la culture.
Notes :
2 « Constructing natures. Symbolic ecology and social practice », in Ph. Descola & G. Pálsson (dirs.), Nature and Society. Anthropological Perspectives : 82-102. Londres, Routledge, 1996.
3 Descola Ph., Par-delà nature et culture, Paris, Seuil, 2005.
4 Descola Ph., Les formes du visible Une anthropologie de la figuration, Paris, Seuil, 2021.
5 Dennett D., La conscience expliquée, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 53.
6 Cournot A-A., Matérialisme, vitalisme, rationalisme, Paris, Hachette, 1875.
7 Voir Juignet Patrick. Arguments en faveur d’une ontologie pluraliste. Philosophie, science et société. 2023. https://philosciences.com/arguments-ontologie-pluraliste.
8 Kant E., Critique de la raison pure, Paris, PUF, 1967, p. 86.
9 Richard J-F., Les activités mentales, Paris, Armand Colin, 1990, p.11.
10 Kant E., Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1968, p. 271.11 Wittgenstein L., Remarques sur les fondements des mathématiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 252.
12 Wittgenstein L., Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002, p.129.
13 Voir : Juignet P. Un Homme en interaction avec ses environnements. Philosophie, science et société. 2021. https://philosciences.com/homme-dans-le-monde.
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- Par-delà nature et culture, Paris, Seuil, 2005.
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