Obstacles et apports culturels en médecine
L'évolution de la réanimation

 

De l’insufflation anale à l’instillation dans le colon d’un liquide riche en oxygène (perfluorocarbone), le cheminement est improbable en matière de réanimation. Il montre cependant le caractère crucial du contexte culturel dans l’ouverture et la fermeture de ce qui est médicalement pensable à une époque donnée. Culture et médecine sont liées comme le montre l'étonnante histoire de la réanimation.

Pour citer cet article :

Serdeczny Anton. Obstacles et apports culturels en médecine. L'évolution de la réanimation. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/culture-medecine.

Plan :


1. L’insufflation anale comme méthode de réanimation
2. Le renouveau japonais en réanimation
3. Entre médecine et culture
Conclusion : des interactions fortes entre culture et médecine 


 

Texte intégral :

1. L’insufflation anale comme méthode de réanimation

La première pratique de réanimation en Europe

Une tradition médicale européenne méconnue proposait de ramener à la vie des asphyxiés en soufflant dans le derrière dès la fin du XVe siècle. Cette pratique, rarement mentionnée dans la littérature savante avant le XVIIIe siècle, ne prit une réelle importance que dans le second tiers de ce siècle, lorsque la réanimation des noyés devint un véritable enjeu pour les Lumières – jusque-là, on ne pensait guère à réanimer.

Les savants innovèrent en changeant l’injection d’air par l’injection de fumée de tabac : l’idée n’était pas d’injecter de l’oxygène, celui-ci, et la chimie de la respiration, ne furent découverts que dans les années 1770. Sous cette forme tabagique, l’insufflation anale fut jusqu’au milieu du XIXe siècle la pratique phare de la réanimation médicale, avant de disparaître, sans réelle explication[1].

Il est possible de mettre en évidence un faisceau de facteurs qui concourut au développement de la réanimation. De nouveaux systèmes médicaux (notamment le mécanisme) ont rejoint au cours du XVIIe siècle une évolution de la vision de la mort, non plus perçue comme un décret divin, mais comme une chose naturelle – donc sur laquelle il devenait possible d’agir.

Parallèlement, les savants protestants ont développé une sorte de fascination médicale pour le corps susceptible de revenir à la vie : il s’agissait là d’une conséquence du changement de religion. Le luthéranisme avait essentiellement retiré la possibilité d’agir sur le cadavre, désormais dépourvu de l’appareil rituel catholique (comme prier pour l’âme). Ce corps est devenu au XVIIe siècle un nouvel espace investi par les médecins, les poussant à compiler et interroger les « observations » plus ou moins légendaires de personnes spontanément revenues à la vie. L’émergence des valeurs des Lumières, et en premier lieu la primauté de l’utilité de la science finit d’apporter à la réanimation, au XVIIIe siècle, une pertinence nouvelle qui lui permit de se développer véritablement en tant que champ médical de premier ordre. Mais à la question de savoir d’où vint l’idée de souffler de la fumée de tabac dans le derrière comme meilleure pratique réanimatoire, la réponse est plus complexe.

Le carnaval insufflé dans la médecine

De fait, dans les documents, rien ne vient justifier la place prépondérante de l’insufflation anale dans la réanimation des Lumières, et rien n’est dit d’explicite sur ses origines[2]. Ce manque de source et de justification théorique est a posteriori très étonnant, dans la mesure où l’on accorda à la pratique une importance extraordinaire, et que l’on y consacra des investissements particulièrement importants de temps, d’organisation et d’argent. Si les origines de cette pratique médicale sont ainsi difficiles à saisir, alors même qu’elle battait, pour ainsi dire, son plein, c’est que les savants des Lumières ne savaient pas vraiment eux-mêmes d’où elle venait – ni pourquoi elle les inspirait autant. Le fait est que lorsque la réanimation apparut comme une priorité « humanitaire » (dirait-on aujourd’hui), il y avait très peu de matériau pratique sur lequel s’appuyer pour recommander des gestes susceptibles de ramener à la vie des personnes en détresse, comme les noyés ou les asphyxiés – les premiers cas sur lesquels se construisit la réanimation.

Du côté médical, on trouve quelques mentions dispersées, qui ne faisaient pas l’objet d’un savoir cumulatif, un peu comme si, à chaque fois que la question était abordée (et cela restait très rare), il s’agissait de quelque chose de nouveau. Du côté des praticiens (c’est-à-dire, pour la réanimation, des sages-femmes très majoritairement, confrontées aux mort-nés), on a des traces de traditions plus ou moins régionales, rarement consignées par écrit : on sait ainsi que les sages-femmes françaises soufflaient du vin ou des épices, de leur bouche sur le visage du nourrisson, parfois dans leur bouche. On sait aussi que des sages-femmes allemandes frottaient et suçaient fortement le téton gauche des mort-nés au XVIIe siècle, avec succès, ce qui étonna des médecins. Personne ne put expliquer à l’époque le choix du mamelon gauche : il s’agissait probablement d’un massage cardiaque involontaire, (très longtemps) avant l’heure. Bref, ces rares et intéressantes exceptions mises à part, la médecine ne pouvait fournir vraiment de quoi alimenter les gestes d’une réanimation qui soudainement devenait à la mode des Lumières.

Inventer quelque chose est une tâche ardue : on ne peut le faire à partir de rien. Si les savants des années 1730 ne pouvaient pas trouver dans la médecine officielle des pratiques à recommander, ils les ont pêchées ailleurs – dans des traditions vagues qu’ils ne pouvaient citer précisément. Sans qu’ils le sachent (et encore moins qu’ils le veuillent), ces traditions appartenaient au registre du carnaval : un espace de rites qui met en scène la mort et la résurrection (de la Nature, de l’homme). Or, grâce à l’ethnographie de ces rites et à l’étude des contes, il est démontré que cette résurrection était souvent mimée en geste, à travers toute l’Europe, en soufflant dans le derrière d’un personnage jouant le mort. C’est en fin d’analyse de là que vint l’idée de réanimer les noyés en leur soufflant de l’air dans l’anus (1733) – puis de la fumée de tabac (1740). Ce curieux chemin s’est probablement fait via des traditions locales de médecine subalterne (médecine dite « populaire ») : ces traditions, dont il ne reste que des traces très minces, reposaient sur les mêmes représentations que celles du carnaval, et ont dû servir d’inspiration au nouveau discours sur la réanimation.

Les secours aux noyés

Toujours est-il que la pratique connut un succès incroyable : lorsque, à la fin des années 1760, les sociétés de secours aux noyés commencent à se répandre en Europe, l’insufflation anale est toujours la première technique recommandée. Comme les défibrillateurs publics de nos jours, on vit alors, à Amsterdam, Paris, Londres, Berne, Venise et dans des dizaines d’autres villes, apparaître des « boîtes fumigatoires ». Il s’agissait de caisses contenant le nécessaire à réanimation, c’est-à-dire, avant tout, un soufflet adapté à un brûleur de tabac. À Paris, Amsterdam et Londres, ces sociétés, plus ou moins soutenues par le pouvoir, recensèrent scrupuleusement leurs activités : noyés repêchés, techniques mises en œuvre, succès… à en croire ces documents, les cas prouvant l’efficacité de l’insufflation anale se mesurent en centaines.

On ne saurait les prendre pour argent comptant cependant. Tout d’abord, l’octroi d’une récompense au sauveteur faisant usage de la boîte était conditionné au respect des consignes de la société. Autrement dit, il existait un intérêt à mentir sur la mise en œuvre de l’insufflation. Même si l’usage de la « machine fumigatoire » (le soufflet qui injecte la fumée de tabac) est bien avéré dans plusieurs cas, on ne peut pas déterminer précisément à combien ces derniers s’élèvent. De surcroît, d’autres pratiques accompagnaient presque toujours l’insufflation – le séchage et la friction du noyé, ainsi souvent qu’une forme d’insufflation pulmonaire. Si succès il y eut, il est donc encore plus difficile de l’attribuer à l’insufflation anale seule. Enfin, les témoignages sont recueillis a posteriori, et sont flous. On dit souvent que les noyés sont restés « un long quart d’heure » sous l’eau – ce qui paraît très improbable. Entre les submergés repêchés simplement évanouis et ceux en arrêt respiratoire, la distinction est donc impossible pour nous. Les cas de « réussite » peuvent correspondre à de simples réveils, dus à la douleur provoquée par l’insufflation anale. Si l’on ne peut pas apporter de réponse certaine à la question de l’efficacité ou de l’inefficacité de cette étrange pratique, les indices tendent plus vers une efficacité très modérée ou nulle.

Surtout, encore une fois, si la pratique avait l’efficacité que les textes médicaux et ceux des sociétés de secours lui attribuaient, pourquoi aurait-elle disparu au cours de la première moitié du XIXe siècle ? L’insufflation anale avait commencé à être critiquée dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, mais restait majoritairement soutenue dans le monde médical, et abondamment mise en œuvre. Les critiques se firent plus virulentes au début du XIXe siècle, lorsqu’on découvrit que la nicotine concentrée était un poison. Mais cela ne suffit pas à expliquer le délaissement de cette méthode de réanimation : si le tabac seul était en cause, et la technique malgré tout efficace, l’insufflation anale d’air, ou de fumée d’une autre plante, aurait dû logiquement prendre la place. Certains médecins préconisèrent effectivement d’utiliser, par exemple, de la camomille. Rien n’y fit : sans réelle explication, la pratique disparaît des ouvrages médicaux et des recommandations de sauvetage vers 1850.

2. Le renouveau japonais en réanimation

Il y a quelques années, alors que la pandémie de Covid-19 reposait en termes drastiques la question de notre capacité à assister la respiration, une équipe de scientifiques japonais a publié une étude dont on ne doit pas sous-estimer l’importance[3]. Le but était d’explorer des solutions alternatives au respirateur : lorsque les poumons fonctionnent mal, comme c’est le cas avec les formes sévères du coronavirus, le corps a besoin qu’on l’aide à respirer, c’est-à-dire, principalement, à apporter de l’oxygène dans le sang. Cette aide est habituellement apportée par une machine, le respirateur, qui peut envoyer de l’air enrichi en oxygène directement dans les poumons, à l’aide d’un tuyau installé par la bouche et rejoignant les poumons (intubation). Cette procédure sauve des vies, mais a de lourds inconvénients. La pandémie a montré les problèmes liés au nombre limité de respirateurs – pour lesquels il faut également un personnel expérimenté, lui aussi en pénurie. L’intubation elle-même est un geste lourd, douloureux et invasif. Elle empêche l’alimentation normale, et, comme à chaque fois qu’un instrument est forcé loin dans l’intimité du corps, elle présente un risque d’infections nosocomiales, particulièrement grand pour des patients déjà fragilisés.

Cherchant des alternatives à l’intubation dans les cas de détresse respiratoire, l’équipe s’est ingéniée à mettre à profit la vascularisation des intestins : les échanges entre la paroi intestinale et le système sanguin sont importants et rapides. L’idée de ces chercheurs était donc d’utiliser ce point d’entrée pour tenter de faire passer l’oxygène dans le sang. Dans l’intestin d’animaux dont on bloquait la respiration, ils ont injecté de l’oxygène sous forme gazeuse, avec un résultat d’abord médiocre – le temps de survie avant la mort par asphyxie se trouvait simplement doublé. Si en revanche le rectum était préalablement écorché, à l’aide d’une brosse interdentaire (augmentant par là les échanges avec le sang), cette « ventilation » fonctionnait très bien – mais son application à l’humain posait d’évidents problèmes.

Le co-auteur de l’étude, Takanori Takebe, un jeune professeur brillant issu de l’Université de Yokohama, m’a indiqué dans un entretien que c’est à ce moment-là qu’ils ont songé à utiliser à la place de gaz un liquide riche en oxygène (perfluorocarbone). L’intestin (non écorché) peut absorber l’oxygène du liquide, et le transmettre alors au sang, à la place des poumons. L’expérimentation sur des cochons démontra la possibilité d’une « respiration » intestinale, sans conséquence néfaste. Autrement dit : la possibilité à terme d’oxygéner un patient dont les poumons seraient dysfonctionnels, et de réduire l’usage de l’intubation et du respirateur – et donc de réduire les coûts, les problèmes de capacité hospitalière, mais aussi les risques et les difficultés médicaux liés à l’intubation.

Il s’agit maintenant de voir dans quelles conditions et avec quel succès la technique peut être employée sur des êtres humains – et espérer que l’impact qu’elle aura, dans le monde médical et dans les médias, dépassera effectivement l’anecdote d’actualité et le sourire. L’attribution récente d’un prix Ig-Nobel, en septembre 2024, à l’équipe du docteur Takebe pour sa recherche sur la ventilation entérale, dont les essais cliniques parviennent avec succès à la phase I (évaluation de la tolérance et de l’innocuité du procédé)[4], est de ce point de vue profondément ambivalente.

Ces prix, qui parodient les Nobel, sont décernés à des recherches qui peuvent paraître absurdes ou dénuées d’intérêt. Si leur créateur indique qu’il s’agit de faire rire d’abord, puis de faire réfléchir, le constat est que les articles qui ont relayé l’Ig-Nobel de Takebe n’ont pas poussé loin la réflexion. Le fait que dépasser le sourire semble aussi difficile (obstacle culturel) paraît d’autant plus inconséquent que nous venons à peine de sortir d’une crise mondiale ayant dramatiquement montré la nécessité cruciale d’améliorer notre capacité à ventiler des patients. L’histoire des sciences montre que le lien entre idée, efficacité et adoption d’une pratique est bien plus complexe qu’on pourrait le croire. Et le cas de la réanimation « inversée » est à ce titre exceptionnel.

3.  Entre médecine et culture

C’est pour cela qu’il n’est pas pertinent de lisser le récit historique. Par exemple, il serait assez tentant de voir dans la réanimation anale un récit en pointillé sur des siècles et à l’échelle mondiale : une vieille intuition médicale de la fin du Moyen Âge, développée enfin au siècle des Lumières, perdue, puis retrouvée au temps du coronavirus par des Japonais. C’est une narration possible, mais ce n’est ni la plus probable, ni surtout la plus intéressante : il faut choisir les questions que l’on pose à l’histoire. Si l’on ne cherche pas à lui faire dire que la vérité et l’efficacité scientifiques apparaissent progressivement, surmontant les obstacles que les époques leur tendent (une vision biaisée et linéaire qu’on appelle téléologique), on voit apparaître des chemins méandreux, des motifs et des interactions inattendus entre la culture et la science.

L’histoire est presbyte : il est paradoxalement plus facile parfois de voir de loin que de près, et répondre aux questions « d’où vient l’idée ? » « pourquoi à ce moment-là ? » est bien plus ardu pour l’étude japonaise que pour l’insufflation de fumée de tabac. L’entretien que j’ai mené auprès du docteur Takebe fait cependant ressortir la mise en application de principes relevant de la « pensée latérale », théorisée dans les années 1960[5]. Pour les résumer en reprenant un terme de T. Takebe : embrasser le champ « zéro » de la science, ce qui n’est pas encore pensé, pas encore expérimenté, c’est-à-dire démarrer à partir de rien (start from nothing) en se détachant des fausses évidences, des œillères héritées, parfois à l’aide d’analogies improbables. Ainsi la respiration intestinale de certains poissons (loches) a servi de point d’appui à T. Takebe et à ses collègues.

Cette « pensée latérale » est parfois perçue davantage à travers sa dimension « marketing » que sous l’angle scientifique – ce sont alors souvent Steve Jobs et Elon Musk qui sont pris comme illustration du concept. Mais ce serait oublier que cette mouvance fut aussi traduite chez l’épistémologue anarchiste Feyerabend, qui affirmait que la science avançait à partir de n’importe quelle idée de départ, même (et peut-être surtout) celles qui paraissent d’abord absurdes ou ridicules[6]. Quoi qu’il en soit, et quelles que soient ses sources d’inspiration, l’équipe japonaise aboutit bien à un résultat très prometteur. Celui-ci pose une question vertigineuse.

La respiration intestinale des loches n’est pas une découverte. Le perfluorocarbone non plus – on trouve dès les années 1960 des études sur la capacité de mammifères à respirer ce liquide par les poumons, un motif mis en scène dans le film Abyss (1989). Quant à la connaissance de la capacité d’absorption du rectum, cela est vieux comme les suppositoires. La question est : pourquoi ces éléments simples, parfaitement connus, n’ont pas été rassemblés plus tôt, qui plus est quand l’enjeu est celui d’une alternative à l’intubation dont les risques sont tout autant connus ? Dire ceci ne retire rien au mérite de l’étude japonaise, au contraire. Mais sur le temps long, ce sera peut-être moins cette étude qui paraîtra étonnante que sa genèse tardive.

L’histoire des sciences regorge d’aberrations a posteriori. Si l’on reste dans le domaine réanimatoire, il n’y a qu’à mentionner la forme du massage cardiaque. Jusque dans les années 1960, c’est le massage interne qui était généralement mis en œuvre – c’est-à-dire à thorax ouvert, en ouvrant la poitrine au bistouri pour masser le cœur directement avec les mains. C’était le cas y compris pour les mort-nés. Le geste de compresser le cœur par l’extérieur peut nous paraître « naturel », mais ne l’était visiblement pas. Combien d’idées simples et efficaces, qui sembleront soudainement évidentes, mais qui précisément vont à l’encontre des fausses évidences héritées, attendent-elles encore dans la science médicale ? La réponse sera avant tout donnée par les chercheurs médicaux. Mais dans ces fausses évidences héritées, il est aussi une part qui concerne la société, l’historien et l’anthropologue : une part culturelle.

En d’autres termes, la médecine, comme les autres sciences, n’évolue pas en vase clos. Elle se nourrit aussi d’éléments qui sont extérieurs à la définition qu’elle se donne d’elle-même. Les modes de pensée, les romans, les conceptions de la société, la sensibilité vis-à-vis de la mort, les systèmes symboliques ou encore la religion, voire le carnaval, peuvent jouer un rôle crucial dans la fabrique de la science. Cette part culturelle peut être bénéfique, quand elle concourt au développement inédit de la réanimation au XVIIIe siècle, ou quand une épistémologie non conformiste vient aujourd’hui offrir de nouvelles solutions à l’insuffisance respiratoire. Elle peut être contre-productive : la culture des Lumières qui porta la réanimation est aussi celle, notamment par l’influence de la manière de penser les rapports économiques et sociaux, qui érigea la masturbation en maladie mortelle. C’est bien à elle, et non à l’Église, que l’on doit la diabolisation médicale et durable du plaisir solitaire.

Conclusion : entre culture et médecine des interactions fortes

La pandémie nous l’a en tout cas montré : la médecine n’est pas culturellement neutre. Pour rationnelle, fondée sur l’expérimentation reproductible qu’elle soit, elle n’a pas un discours unique. Sous la pression des événements, les discours contradictoires d’experts reconnus se sont succédé avec une fréquence et une virulence extraordinaires. Il ne s’agit pas seulement du fait que le temps de l’établissement et de l’interprétation des données n’est pas celui des angoisses, de la politique ou des déclarations médiatisées, et l’on aurait tort de céder à la tentation d’aplanir a posteriori ce surgissement polyphonique, ou de le cantonner à quelques figures extrêmes.

 Les prévisions de la première heure, alarmistes ou rassurantes, les interprétations concurrentes du fonctionnement du coronavirus (y compris de ses possibles origines) n’ont pas cessé de dévoiler pendant la pandémie combien le rapport à la mort, le rapport aux voisins géographiques et aux étrangers, la politique ou la perception de la société et de ses groupes jouent pleinement, non seulement dans le discours médical, mais aussi dans la construction des « certitudes » et des convictions scientifiques. La période que nous avons vécu alors a mis la part culturelle de la médecine en évidence. Il y a là une opportunité : profiter de cette visibilité pour réaffirmer l’existence de cette part, d’ordinaire oubliée ou niée, et sur laquelle l’ensemble de la société a à penser et agir.

J’aimerais prendre en exemple les services de réanimation dont il a tant été question – trop souvent à travers une approche qui répondait à l’urgence d’une actualité sans interroger les dimensions systématiques qui se cachent derrière cet espace liminal, et la majeure partie du temps loin du regard de la société et des médias. Le caractère particulier, anthropologiquement tabou des services de réanimation, et les dysfonctionnements structurels qui en découlent, ont été observés et analysés par l’anthropologue Marie-Christine Pouchelle. Elle a montré avec acuité un espace difficilement soutenable, pour le patient et sa famille comme pour le personnel, où s’expriment violemment les distorsions entre d’une part la proximité de la mort et de l’autre la longue histoire culturelle de notre société qui tend à vouloir refouler ou édulcorer ces réalités vécues[7]. Il y aurait beaucoup à gagner à déplacer un peu le projecteur médiatique vers ces questions, ou vers le travail de ceux qui prennent cette surcharge psychologique (y compris hors pandémie) à bras-le-corps, comme le fait en France l’AML (Association pour le Maintien du Lien psychique en soins intensifs)[8].

Le cas spécial de la Belgique est peut-être ici particulièrement parlant : il n’y existe qu’extrêmement peu de services de réanimation pédiatrique. La nécessité d’une formation et d’un lieu spécifiques pour les enfants en soins intensifs peut sembler évidente. Faire reconnaître cette nécessité représente pourtant en Belgique une tâche extrêmement difficile, au point qu’une association de personnel soignant réanimateur, BePICS, a vu le jour en 2019 pour travailler à faire admettre l’idée qu’un enfant ne doit pas être mis en réanimation au milieu de patients adultes, et doit être traité par une équipe spécialisée. Il faudrait une analyse socio-historique détaillée de cette étrange situation. On peut cependant d’ores et déjà avancer deux facteurs culturels qui jouent ici sans l’ombre d’un doute. Pour commencer, l’occultation de la proximité avec la mort est exacerbée dans le cas des enfants, et peut-être que cette négation a pris la forme d’une non-prise en considération de services de réanimation pédiatrique en Belgique. Ensuite, la difficulté à faire valoir le bien-fondé de la réanimation pédiatrique doit être mis en relation avec les critères de noblesse qui gouvernent parfois encore l’exercice médical. La pédiatrie – pensée hiérarchiquement moins noble que la médecine pour adultes – peut être méprisée, rejetant loin des priorités l’établissement de services de réanimation pédiatrique.

Reconnaître dans des élites sociales et scientifiques des attitudes anthropologiques stéréotypées reste difficilement accepté[9]. Mais occulter ces processus peut les rendre d’autant plus pernicieux. C’est précisément l’enjeu : l’après-pandémie constitue l’occasion de (re-)mettre en lumière cette part culturelle, et de l’interroger frontalement.

Notes :

[1] Sur ces points et ceux qui suivent, cf. mon livre Du tabac pour le mort. Une histoire de la réanimation, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018.
[2] Certes, les éléments séparés de la pratique (clystères, fumigations, emploi du tabac) étaient relativement communs, mais aucun auteur ne peut dire précisément d’où vint l’idée, et encore moins justifier dans la théorie ni la primauté ni même l’efficacité du geste.[3] Cf. Ryo Okabe, Takanori Takebe et al., « Mammalian enteral ventilation ameliorates respiratory failure  », Med, vol. 2, n° 6, 2021, p. 773-783.
[4] Cf. https://evatherapeutics.jp/en/news/2mhVpwKJ.
[5] Cf. Edward De Bono, The use of lateral thinking. Londres, Cape, 1967.
[6] Cf. Paul Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Seuil, 1979 pour la traduction française.
[7] Marie-Christine Pouchelle, L’Hôpital corps et âme. Essai d’anthropologie hospitalière, Paris, Seli Arslan, 2003.
[8] Cf. Hélène C. Priest, H. Viennet et J. Gazengel (dir.), Le soin psychique en réanimation. Œuvrer pour l’accompagnement psychologique des patients, des familles et des soignants, Paris, Seli Arslan, 2019.
[9] Sur cette question, voir par exemple l’excellente comparaison entre comportements «  primitifs  » et comportements universitaires de l’anthropologue Ludwik Stomma, dans Campagnes insolites. Paysannerie polonaise et mythes européens, Lagrasse, Verdier, 1986, p. 165-167.