Jean Laplanche et la séduction généralisée
Jean Laplanche a eu une activité intellectuelle importante dans le domaine de la psychanalyse à partir de 1964. Nous nous limiterons ici à discuter sa thèse de la séduction généralisée qui s'est voulue révolutionnaire. La séduction généralisée présente de nombreux problèmes et a suscité des critiques dans le champ de la psychanalyse.
Pour citer cet article :
Juignet Patrick. Philosophie, Science et Société. 2025. https://philosciences.com/jean-laplanche-seduction-generalise
Plan :
1. Des évènements traumatisants
2. La séduction généralisée selon Laplanche
3. Le cadre de discussion psychanalytique
4. Le problème de la séduction
Conclusion : l'émiettement et l'isolement de la psychanalyse
Texte intégral :
1. Des évènements traumatisants
Rappelons l’origine du problème qui est la recherche des causes des névroses.
Sigmund Freud a découvert dès le début de son engagement thérapeutique le rôle des événements marquants de l’enfance dans la genèse des névroses. Il s’agit d’abord d’évènement à caractère sexuel. Pour Freud, ces événements ayant effectivement eu lieu provoqueraient un afflux émotionnel et par là un traumatisme psychique. Bien qu’il y ait une surdétermination des névroses, l’événement jouerait un rôle important[1].
Cependant, rapidement Freud oscille entre trois hypothèses concernant l’origine et l’effectivité de l’événement : doit-on les attribuer à l’adulte ou à l’enfant, ou aux deux ?
– Devant les allégations des patients, il est tout d'abord amené à attribuer ces incidents aux adultes (les parents). Mais, il faudrait généraliser les intentions perverses, ce qui lui parait peu vraisemblable. Il envisage alors deux autres thèses.
– Il attribue ces incidents aux enfants, au titre de la sexualité infantile. Il y a chez l’enfant une potentialité d’excitation libidinale.
– Il attribue aussi l’effectivité de l’incident et à un remaniement ultérieur du vécu (dit « après coup ») causé par la puberté qui provoque une reviviscence sexuelle.
Par la suite, il découvre que les soins corporels donnés par la mère, qui éveille des sensations de plaisir dans les zones érogènes pourraient être. Dans ce cas, il n’y a plus d’événements précis, mais une répétition de situations. Ces situations sont élargies aux relations aux adultes en général (les parents, mais également divers intervenants comme les nourrices ou les éducateurs, etc.).
Freud a évoqué une série de circonstances au statut incertain, situées comme causes, ou comme agents provocateurs, ou comme circonstances favorisantes, ayant une effectivité psychique dans le déclenchement des névroses. Jean Laplanche a choisi de généraliser le problème sous l’appellation de « séduction généralisée », en ne le limitant plus aux aspects névrotiques. Cette théorie est exposée dans l’ouvrage Nouveaux fondements pour la psychanalyse, publié en 1987.
2. La séduction généralisée selon Laplanche
La séduction généralisée est un aspect central de la doctrine de Laplanche qui a voulu refonder la psychanalyse autour de cette thèse. Il se réfère à Sandor Ferenczi pour poser le problème sous la forme très générale de la confrontation de l’enfant au monde des adultes. Ensuite, Laplanche avance la thèse selon laquelle la pulsion ne surgit pas du biologique, mais de l’interaction humaine. À partir de ces deux principes, il pose la thèse dite de la séduction originaire :
« situation fondamentale où l’adulte propos à l’enfant des signifiants non verbaux aussi bien que verbaux, voire comportementaux, imprégnés de significations sexuelles inconscientes. Ce que je nommerai signifiants énigmatiques »[2].
Il y aurait donc deux composantes à la séduction :
– Le sexuel au sens du sexuel adulte, nourri de fantasmes qui sont transmis lors de soins ou de diverses scènes à l’enfant.
– L’énigmatique, l’opaque. L'enfant est confronté à des signifiants verbaux ou non verbaux, dont il ignore le sens (mais l’adulte aussi, car il est inconscient).
En résumé :
« Le langage de l’adulte n’est traumatisant que dans la mesure où il véhicule un sens à lui-même ignoré, c'est-à-dire où il manifeste l’inconscient parental ». Plus simple et plus probant, Laplanche explique qu'il s'agit des « zones qui focalisent des soins maternels, « où les fantaisies de souhaits inconscients fonctionnent à plein) »[3].
Modifiant les thèses de Freud sur l’attitude des adultes, Laplanche affirme qu’elles ont des effets de séduction parce qu’elles véhiculent de l’énigmatique. Il reconstruit la théorie de la séduction sous le vocable de « séduction généralisée » à partir de la thèse de l’énigmatique porté par les adultes. C’est cela la situation « originaire » : l’enfant est confronté à un adulte proposant des messages dont il n’a pas tout le sens à sa disposition[4]. Pour Laplanche l’enfant n’a pas d’inconscient. Celui-ci nait en présence d’enfants plus âgés ou d’adultes qui en ont un. Ils émettent des messages sexualisés qui sont à l’origine de l’inconscient de l’enfant.
Pour préciser le devenir des signifiants, Laplanche reprend la formule du signe de Ferdinand de Saussure, utilisée par Jacques Lacan, sous la forme signifiant /signifié (S/s) et qualifiée par Lacan d'algorithme. Il la transforme en prenant le cas de deux signifiants S1 et S2, et propose la formule S1/s x S2/S1. Puis il décide que la formule pourrait être traitée « d'une certaine façon, mathématiquement ». Il aboutit à une fraction de type S2/s |S1/S1. Il déclare que c'est une « formule mathématique absurde puisqu'en dénominateur l'ancien signifiant ne renvoie plus qu'à lui-même. Il fait de ce schéma le type de la « métabole refoulante, aboutissant à la formation de l'objet source de la pulsion »[5]).
Ces signifiants mémorisés viennent constituer l’inconscient constitué par des significations sexuelles. On trouve là une inspiration phénoménologique pour statuer sur l’inconscient dans les Nouveaux Fondements. Il propose de lui donner pour statut une immanence du sens qui n’a pas à être réalisé quelque part[6], alors même qu'il a donné une matérialité aux signifiants.
Les contradictions et problèmes posés sont nombreux !
3. Le cadre de la discussion psychanalytique
Le climat intellectuel
En France, Martin Heidegger est à la mode dans les années 1950-60. Selon lui, le langage, n'est pas une faculté humaine, mais le mode d'apparition de l'Être, la maison de l'Être » (Die Sprache ist das Haus des Seins). La vérité sur l’être s’obtient par un dévoilement grâce au langage. Recyclée dans la psychanalyse, cette métaphysique suggère que le langage révèle l’être de l’Homme, son inconscient. « L’usage de la parole requiert bien plus de vigilance dans la science de l’homme que partout ailleurs, car il engage là l’être même de son objet »[7].
Mais, la théorie du langage a changé. La linguistique est devenue « science pilote ». Ferdinand de Saussure a distingué le signifié du signifiant. La théorie de la communication et la cybernétique ont distingué l’émetteur, le message et le récepteur, et elles ont mis en avant la matérialité du signifiant (du code). Claude Lévi-Strauss a universalisé le « symbolique » dans une conception structurale très en vogue.
Pour Lacan en cette fin des années 50, ce serait une chaine de signifiants qui constitue l'inconscient (Séminaires 1955-56-57 et « L'instance de la lettre dans l'inconscient »). Lacan a illustré le symbolique par les séries de chiffres du langage informatique et mis en avant les rapports syntaxiques entre les éléments codés, les signifiants. Le sens est apparent et il n’existe, en réalité, que grâce aux rapports entre éléments formels ou matériels. Le symbolique est réduit à des phénomènes de code qui sont toujours actualisés au travers d’un support matériel. Il y a une autonomie et une primauté du signifiant.
La thèse de la séduction généralisée de Jean Laplache s'inscrit dans ce contexte.
Le psychisme ramené à un inconscient composé de signifiants
On ne peut isoler la thèse de Laplanche de la conception du psychisme humain, psychisme dont il parle peu, le ramenant principalement à un inconscient dont il déclare que ce serait lui l’objet de la psychanalyse. Un inconscient laplanchien (tel qu'il a été conçu par Laplanche), constitué de signifiants issus des messages énigmatiques sexualisés. Laplanche situe sa réflexion dans le cadre qui a été défini ci-dessus, celui d'un inconscient humain constitué de purs signifiants déconnectés du sens.
La pratique s’en ressent puisqu'elle devient une auto-interprétation par le patient de son inconscient qui serait constitué de signifiants désignifiés en nombre limité. En effet, la symbolisation dans la cure est re-symbolisation ou auto-interprétation, mouvement entre l'analyste et l'analysé ». La formation de cet inconscient renvoie ni plus ni moins qu’à la « situation anthropologie fondamentale » de l’enfant confronté aux adultes. Ce serait là « le noyau de l’humain ». C’est « la donnée humaine fondamentale par-delà le complexe d’Œdipe »[8]. Il y a là une thèse anthropologique pour le moins massive.
Selon Laplanche :
« L’inconscient, au sens du refoulé, consiste en signifiants (pas primordialement verbaux) qui ont été exclus, isolés, désignifiés, lors du refoulement-traduction » et « L’inconscient refoulé est précisément ce qui a échappé à l’encodage dont les modalités sont proposées à l’individu par la culture »[9].
Le message adulte adressé à l’enfant est énigmatique, il est habité par la sexualité inconsciente de l’adulte. S’il se présente comme énigmatique à l’enfant, parce qu’il excède les possibilités de maîtrise et de compréhension du nourrisson, mais plus fondamentalement parce qu’il est « incompris, dans sa duplicité, par celui-là même qui l’émet ».
Nous avons donc un message doublement énigmatique : un signifiant désignifié pour l’adulte (puisque la signification est refoulée) est envoyé à un enfant qui n’a pas la capacité à lui donner une signification. Un signifiant qui n’a aucun sens pour aucun de protagonistes voilà une bien étrange hypothèse. Elle ne peut être intégrée dans aucune théorie sémiotique et ressemble à une spéculation vide.
De plus, selon Laplanche : « la fantaisie dans sa liaison originelle avec l’excitation […] constitue l’objet domaine propre et non spéculatif de la psychanalyse ». La fantaisie imaginative produit de l’imagination est certes en partie générée par les structures fantasmatiques liées à la sexualité, mais elle excède très largement ce domaine. L’imaginaire est immense. Il irrigue tous les aspects de la culture.
Le reste de l’humain est mis de côté
Les capacités cognitives, la relation à la réalité, la formation de la personnalité, les changements biologiques, l’impact éducatif et culturel sont mis de côté, car il ne concernerait pas la psychanalyse. Cela concernerait la psychologie qui n’est pas la psychanalyse et réciproquement. Les travaux des psychanalystes d’enfants, Anna Freud, Mélanie Klein, Donald Winnicott, Wilfred Bion, sont mis hors champ. Tout comme ceux des psychologues de cognitif, comme Henri Wallon et Jean Piaget. Sont éliminés aussi Heinz Hartmann et Heinz Kohut, qui ont œuvré pour une meilleure compréhension du narcissisme. On a affaire selon Laplanche à une « fausse psychologie psychanalytique »[10]. Exit aussi les divers savoirs anthropologiques et sociologiques. Quant à la psychiatrie, elle n’est pas évoquée. Décider de ce qu’est « le noyau de l’humain » en dehors des autres sciences humaines, sociales, et de la culture est quand même d’une prétention inouïe.
Laplanche prétend asseoir la psychanalyse sur la séduction généralisée et faire de l’inconscient sexualisé son unique objet. Or, il ne s’agit là que de l’un aspect de ce dont s’occupe la psychanalyse et pas le plus important. L’objet de la psychanalyse est le psychisme humain dans ses diverses composantes et ses très nombreux effets. Réduire la psychanalyse à l’étude de l’inconscient laplanchien (réplique d’époque à l’inconscient lacanien), et l’isoler du reste des savoirs produit un nouveau sectarisme en psychanalyse. Avec une grande modestie Laplanche se compare à Copernic avec sa « révolution copernicienne » de la psychanalyse et à Einstein avec sa « séduction généralisé », allusion directe à la relativité généralisée. Freud lui n’aurait découvert que la « séduction restreinte ».
Un anti-biologisme inadapté
Autre point crucial, le clivage du biologique. Laplanche affirma qu’il « veut rendre compte de la genèse de l’inconscient de l’être humain, à partir de la relation interhumaine, et non à partir d’origines biologiques » [11] Pourtant, Jean Laplanche propose de considérer l’humain comme un individu « bio-psychique », ce qui permet d’éviter le « vieux problème de l’âme et du corps qui embrouille beaucoup de choses ». Parler d’individu bio-psychique ou somato-psychique semblerait impliquer une unité de l’humain.
D’un autre côté, comme on vient de le voir, Laplanche réduit le psychique à un inconscient totalement détaché du biologique, né à partir du moment où s’établit une communication[12]. C’est ce qui nomme « la révolution copernicienne en psychanalyse » qui tient au refus de « l’endogénisme » (tout est acquis, rien n’est inné), rien n’est biologique, tout et vient de la communication qui se fait par « messages ». Cette position extrême peut étonner.
En effet, l’intuition freudienne d’un psychisme en continuité avec le biologique est vraisemblable. La puissance d’action du psychisme qui est attribué au pulsionnel, à l’émotionnel et au passionnel ne peut venir que du biologique. Les pulsions sexuelles et agressives avec lesquelles se débattent les instances psychiques sont en lien avec le fonctionnement biologique de l’homme, qui est un vivant parmi les autres. Par ailleurs, une réflexion ontologique sur l’homme montre qu’il n’est pas légitime de séparer le psychique du biologique. Le psychisme est plutôt à situer à cheval sur le biologique et le cognitif.
Message et sémiotique
Qu’est-ce que le message ? Ce serait une adresse qui vient de l’autre, un signe qui fait signe ou un signifiant. Il y a une « réalité et même une matérialité du message. Le message tend à se transformer en énergie et appelle une interprétation. Mais, quelle est donc cette énergie ? Comment un message peut-il produire de l’énergie ? On peut comprendre qu’un message provoque une émotion. Le message de l’adulte s’implante dans le « derme psychophysiologique » de l’enfant, pour le coup voilà bien un message énigmatique. Comprenne qui pourra. Peut-être les aficionados du moi-peau ? La psychanalyse devient une herméneutique du message, mais d’un message matérialisé suscitant de « l’énergie ». La façon dont cela serait possible n’est pas dite et ce que pourrait bien être la matérialité du sens non plus ? Un peu de « la rigueur des idées »[13] dont Laplanche fait leçon aux autres serait la bienvenue.
Pour finir, Laplanche ressuscite la notion d’âme abandonnée dans la pensée psychanalytique à cause de son ambiguïté. Pour Laplanche la pulsion, l’inconscient, le moi appartiennent, à l’âme. Communément, l'âme est une entité séparée du corps, soit parce qu’elle est transcendante, soit parce qu'elle est substantiellement différente. À moins qu’il ne s’agisse de l’âme aristotélicienne, principe qui régit toutes les fonctions vitales (des plantes aux humains) ? Mais, il ne le dit pas. On aura compris que l’on est dans une rhétorique qui ne s’embarrasse ni de précision, ni de contradictions
Le fonctionnement psychique n’est pas conscient. Il est constitué par de nombreux instances et processus qui sont actifs, fonctionnels. Les contenus mémorisés (sexuels ou pas) quelle que soit la forme qu’on leur attribue n’en forment qu’un aspect. De plus, ce qui est mémorisé ce sont surtout des schèmes relationnels qui viennent se lier au pulsionnel. Les contenus mémorisés sont pris dans un fonctionnement qui évolue au fil du temps, ce qui produit des ensemble complexes et stratifiés : des imagos reliées entre elles, ce qui forme des structures fantasmatiques qui changent et se superposent au fil de grandes phases de l’évolution individuelle. Ce seraient là les « grands complexes de la psychanalyse » que Laplanche qualifie de « classique » (sous-entendu dépassés après sa révolution copernicienne). En vérité, ces structures fantasmatiques se retrouvent identiques au fil des générations, car les exigences pulsionnelles et narcissiques restent constantes chez les humains. Les arrangements psychiques possibles ne sont pas infinis et les situations relationnelles possibles sont limitées.
Malgré ces désaccords de fond, on peut toutefois tenter de reprendre le problème concernant la séduction qui fait indubitablement partie du champ de la psychanalyse et plus largement de la psychopathologie, car ils ont des effets pathologiques. Grossièrement, nous le définirons comme l’effet psychique d’évènements relationnels faisant intervenir des adultes. Ces évènements ont un caractère sexuel et sont survenus pendant l’enfance. C'est ce qui est classiquement nommé « séduction ».
4. Le problème de la séduction
Les évènements
Certes, comme l’énonce Laplanche, il y a bien un problème général, car tout enfant est confronté à des impacts érogènes de la part des adultes. La question est celle de l’attitude adoptée, car il n’y a pas de transmission magique des structures psychiques fantasmatiques qui sont effectivement inconscientes. Elles donnent lieu à des conduites qui échappent, ou pas, à la conscience. Évoquer des mots, mimiques, gestes est justifié, mais insuffisant. On ne peut minimiser la nature des événements concrets marquants : ce sont des actes combinés à un type de relation entre l’enfant et l’adulte. C’est ce type de relation qui est se mémorise, se fige et conduira à des répétitions ultérieures. Ce qui explique les conduites catégorisées sous le terme de « compulsion de répétition » ainsi que les relations dites « transférentielles ».
Pour ma part j’ai constaté dans de très nombreux cas l’existence d’événements répétitifs ayant pour instigateurs des adultes. J’ai aussi constaté des cas où les instigateurs sont les enfants sans aucune sollicitation de l’adulte. Tous les événements ne se ressemblent pas. La question de l’âge est importance. Le fonctionnement psychique de l’enfant varie beaucoup de sa naissance à l’adolescence. Les personnalités des adultes concernés sont différentes. Le moment des évènements a une importance. Concernant l’enfant lui-même, si la personnalité est en voie d’organisation névrotique ou psychotique ou intermédiaire, les relations érotisantes n’auront, ni le même impact, ni la même importance.
Il y a plusieurs types d’évènements et ils n’ont pas tout le même effet. Entre un viol, des actes pervers, des allusions grivoises ou des attitudes maternantes difficiles à interpréter, les effets ne sont pas du tout les mêmes. Il faut nécessairement préciser ce dont on parle. Un parent pervers et un parent névrosé n’auront pas le même impact sur l’enfant. Si celui-ci est exposé à un psychopathe violent non plus. La prétendue séduction généralité est plutôt une particularité, celle de messages non explicites. De fait, il y a une diversité de situations plus ou moins graves dont le véritable point commun est qu’elles vont grever le développement de la personnalité.
L’impact psychique
À chaque fois, il faut évaluer les effets psychiques contemporains des événements, comme ceux qui se passent dans l’après coup et qui en changent le contenu et la force affective. Sans oublier l’après coup de la psychanalyse ou de la psychothérapie qui apportent aussi des changements dont certains peuvent être délétères si elles sont mal conduites. La réinterprétation normative peut faire inventer des traumatismes là où il n’y en a pas.
L’aspect essentiel du problème est de savoir comment les évènements ont été vécus et quels effets psychiques, ils ont eu. Le psychisme comme organisation liée au pulsionnel est présent chez l’enfant comme chez l’adulte, quoique de manière très différente, car le psychisme adulte est un psychisme qui s’est structuré et figé alors que le psychisme de l’enfant est en cours de construction. Prétendre que le développement de la personnalité de l’enfant est de la psychologie qui ne regarde pas la psychanalyse est absurde. Le développement psychique de l’enfant fait pleinement partie du corpus de savoir indispensable concernant une psychanalyse non clivée de la psychologie et globalement de la psychopathologie qui associe psychanalyse et la psychiatre.
Le psychisme de l’adulte vient marquer celui de l’enfant pour en influencer l’évolution par l’éducation dans cette situation particulière à l’humain, celle d’une altricialité prolongée. C’est toute l’évolution psychique sur le plan libidinal qui est en jeu chez tous les enfants qui se fait dans ce cadre, et donc aussi l’adoption d’un genre. Mais c’est aussi toute la personnalité qui peut être déstructurée par des attitudes qui perturbent l’accès à la réalité et à des relations réglées par des interdits et une Loi commune respectée par les adultes.
Relation plutôt que message
Y a-t-il énigme ? L’enfant ne dispose ni des processus psychiques ni des processus cognitifs lui permettant d’interpréter les messages qui véhiculent des « signifiants ». L’enfant est confronté à des mœurs, une culture et à des langages dont il ignore tout. L’énigme est pour lui permanente. Pourquoi l’énigme serait-elle traumatisante ? Elle est généralement plutôt source de curiosité. Où est la démonstration indiquant que l’énigme soit traumatique ? Ne serait-ce pas plutôt l’attitude inadaptée à la capacité psychique de l’enfant qui serait traumatisant ?
Dans nombre de cas, il n’y pas d’énigme. Il y a un débordement émotionnel dû à une relation marquée par la sexualité qui est parfaitement explicite. L’incompréhension de la sexualité ne concerne que les enfants très jeunes avant deux ans. Ensuite, elle est comprise quoique de manière très imaginative et non identique à celle des adultes. Puis vient le refoulement de la période de latence. C’est là encore un autre aspect du traumatisme. L’attitude des adultes ou camarades plus âgés peut mettre en cause ce refoulement protecteur.
Il est plus rationnel de penser que c’est l’irruption inopinée du sexuel qui cause une difficulté, car il met en jeu des affects intenses. Surtout la relation avec les adultes tutélaires est faussée. Il s’institue des formes relationnelles entre enfant et adulte de subjugation ou de domination. Simultanément, il y a un dévoiement du rôle parental et une mise en cause de la Loi commune (interdit de l’inceste). La perte de repère qui s’ensuite a un effet majeur sur le psychisme de l’enfant. Ce dont parle Laplanche en évoquant des messages tels que propos, mimiques, silences, gestes, attitudes, est l’aspect allusif de l’affaire. Dans de nombreux cas, c'est explicite : exhibitions, attouchements, viols. Rien d’énigmatique dans ces cas, mais une désadaptation par rapport aux capacités psychiques de l’enfant et un dévoiement du rôle parental ou tutélaire.
Ces événements viennent marquer le développent de la lignée évolutive sexuelle, soit en la déviant irrévocablement et irréversiblement, soit en laissant en arrière-plan des traces enclavées, des zones archaïques (nommé Fueros par Freud par allusion aux provinces espagnoles enclavées). Il y a des arrêts évolutifs produisant une immaturité, il y a aussi des variantes évolutives provoquant une identification à un genre différent du sexe biologique, il y a des fixations produisant des perversions sexuelles. Toutefois, cela ne peut en aucun cas être dissocié du reste de la personnalité.
Les messages énigmatiques de Laplanche ne sont qu’un aspect du problème. De plus, la signification du terme de message est vague et ambigüe. Un message qui n’est pas intégré dans un système sémiotique (que ne possède pas l’enfant, ce qui le rend énigmatique) se réduit à un indice, un fait brut. Le terme de message est inadapté. Un signifiant non interprété ou non interprétable n’est pas langagier, ce n’est plus un signe, mais un fait. L’enfant les mémorise puis ultérieurement leur donner un « sens » mais pas sémiotique, une reprise psychique très large qui évoluera au fil du temps. Reprise qui dépend du positionnement dans la famille ; du degré d’évolution libidinale, refoulement ou pas, etc. L’affaire n’est pas linguistique. Ce qui est en jeu, c’est le fonctionnement psychique qui pourra ultérieurement être traduit en pensées (verbales ou imagées) si une symbolisation peut se faire.
Il reste le cas des traces de perception marquantes (identifiée par Freud comme Wahrnehmung Zeichnen), ce qui été vu et entendu, mais pas compris. Il s'agit de traces, pictogrammes, indices perceptifs. La dénomination est incertaine. Ces traces sont difficiles d’accès et difficiles symbolisables en une pensée sémiotisée. Si c’est à cela que fait allusion Laplanche avec les signifiants désignifiés, cet aspect a bien été repéré par de nombreux psychanalystes, mais on est là dans un univers présémiotique, pas dans celui du message, de la traduction ou du signe. C'est un des aspects de la constitution du psychisme, mais il est limité.
Les évènements modifient l’évolution libidinale de l’enfant et ont un impact sur l’ensemble de la personnalité. Il se produit une orientation particulière ou un arrêt (fixation) du développement sexuel qui ne va pas jusqu’à maturité. Il se forme, pour reprendre l’expression de Freud des « fueros », ou des perversions caractéristiques. Dans les cas les plus graves, qui ne sont jamais isolés d’autres dysfonctionnements éducatifs, on constate des évolutions de la personnalité vers des formes psychotiques ou perverses. L’évolution libidinale est une ligne de développement qui part de l’indifférenciation, avec un érogénéité diffuse et multiple, qui progressivement se focalise vers une sexualité à prédominance génitale liée à un genre qui s’accorde avec le sexe. Elle est étroitement liée aux autres lignes de développement de la personnalité.
Conclusion : l'isolement de la psychanalyse
Dans la foulée de l’influence heideggerienne, Jacques Lacan a voulu intégrer la psychanalyse « dans le champ la parole et du langage ». Laplanche procède à la même époque à un remaniement de la psychanalyse par son intégration dans le champ du message, du codage et du signifiant, car entre temps est intervenu une vulgate de la linguistique saussurienne et de la cybernétique, future informatique. Jacques Lacan, Jean Laplanche, Serge Leclaire, ont repris à leur compte cet ensemble doctrinaire et l’on a appliqué à l’inconscient.
La doctrine s’est radicalisée avec la thèse de la séduction généralisée, jusqu’à ramener l'essentiel du psychisme humain à un lot de signifiant et à faire de la cure un exercice de décodage et de traduction. Cette orientation de la psychanalyse est terriblement réductrice. Affirmons-le franchement : ramener le psychisme à des chaines de signifiants désignifiés, est une thèse irrecevable au vu de l’expérience psychanalytique, tout comme d’un point de vue anthropologique.
Laplanche fait d’un aspect limité et particulier le tout de la psychanalyse, instituant ainsi un courant psychanalytique de plus autour de l’herméneutique du message. Contemporain et concurrent de Lacan, il participe de la même volonté de déconstruire la psychanalyse freudienne pour la rattacher à la linguistique, au codage et à l'informatisation en cours. Il a ainsi contribué à l'isoler et à s'isoler lui-même. La thèse de la séduction généralisée de Jean Laplanche, en se fondant sur des signifiants inconscients restreint le champ de la psychanalyse et reste improuvable.
Laplanche s'est plaint avec raison de l’émiettement de la psychanalyse[14]. Simultanément, il y contribue pleinement en imposant sa vision restrictive et clivante. La cure devient la mise en évidence de signifiants refoulés, enclavés, dépourvus de sens. Le psychisme se réduit comme peau de chagrin à des signifiants désignifiés. De la complexité humaine, il ne reste que bien peu.
Si au départ une science est l’affaire d’un seul puis de quelques-uns, ensuite, elle devient une affaire collective. Il n’y a pas de science sans un contrôle de la communauté scientifique. Or ici, les débats avec les pairs n’ont abouti à aucun accord. Sur tous les points évoqués ci-dessus, il faudrait avoir une confrontation rationnelle, argumentée et étayée par des cas cliniques bien documentés, solidement établis en nombre suffisant. Ce n’est pas le cas.
Pour Jean Laplanche, « non seulement la psychanalyse n'est pas comme les autres sciences, en ce qu'elle ne progresse pas comme elles ; mais elle est peut-être dans un rapport avec les autres sciences qui n'est pas comparable à celui qu'elles entretiennent entre elles »[15]. Sont citées la biologie, la linguistique, l'histoire, la préhistoire et d'autres. La psychanalyse aurait un privilège d'extraterritorialité, bien pratique pour s'exempter des rigueurs d'une évaluation. D'accord en cela avec Lacan, il veut la détacher de la psychiatrie rompant avec le courant porteur de la psychiatrie dynamique, né dans les années 1950. Celui-ci mettait fin à l’isolement de la psychanalyse et en faisait une méthode intégrée à psychiatrique, à côté des autres prenant en compte le social et le biologique.
Cliver la psychanalyse des autres savoirs, en particulier la détacher de la psychologie et de la psychiatrie, c’est assurément l’interdire de scientificité, car aucune science ne s’avance seule, sans appui sur les sciences voisines. À juste titre, Laplanche dit que la psychanalyse serait une science si elle « formulait des vérités sur son objet ». Mais pas si elle fourmille de contradiction et si chacun décide de lui donner un objet différent. Enfin, décider de ce qu’est « le noyau de l’humain » en dehors de la médecine, des sciences humaines, sociales et de la culture, est quand même d’une prétention quelque peu désadaptée.
Notes :
[2] Laplanche Jean, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Pais, PUF, 1987.
[3] Ibid, p. 124 à 128.
[4] Ibid., p. 148.
[5] « L’inconscient une étude psychanalytique » et Nouveaux Fondements, p. 130-131
[6] Nouveaux Fondements pour la psychanalyse, p. 147-148.
[7] Lacan Jacques, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 161.
[8] Laplanche Jean, « Inceste et sexualité infantile », in Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2006, p. 287.
[9] Laplanche Jean, La psychanalyse : mythes et théorie. Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, Quadrige, 1999, p. 289-291.
[10] Nouveaux Fondement pour la psychanalyse, Ibid.
[11] Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2007, p. 196
[12] Nouveaux fondements pour la psychanalyse, p. 93.
[13] Sexual, p. 93.
[14] « Courants de la psychanalyse contemporaine », Revue Française de Psychanalyse, 2001.
Bibliographie :
Laplanche Jean
Vie et mort en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1970.
Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Pais, PUF, 1987.
Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, 1997.
La psychanalyse : mythes et théorie. Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, PUF, Quadrige, 1999.
« Courants de la psychanalyse contemporaine », Revue Française de Psychanalyse, 2001.
« Inceste et sexualité infantile », in Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2006.
Sexual. La sexualité élargie au sens freudien, Paris, PUF, 2007.
Voir aussi : Lacan, le symbolique et le signifiant.