Les personnalités distanciées
Il s'agit de personnes originales, un peu hors du monde. Leur adaptation sociale est artificielle, mais suffisante pour permettre d’exercer un métier, d’avoir une vie de famille. Cette forme est également répartie dans les deux sexes. On les qualifie parfois « d'originaux ».
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Les personnalités distanciées. Philosophie, science et société. 2020. https://philosciences.com/personnalite-distance.
Plan :
- Les difficultés de l’enfance
- Le caractère de l'adulte
- Aspects cliniques caractéristiques
- Le diagnostic différentiel
- Théorisation psychopathologique
Texte intégral :
Nous proposons ici une forme clinique originale entrant dans le cadre des personnalités psychotiques. Nous employons le terme de personnalité psychotique pour catégoriser d’une forme d’organisation psychique dont la principale détermination vient de troubles relationnels de l’enfance et non pas d'une maladie multifactorielle à facteur organique. Pour plus de précision, on se référera aux articles correspondants.
1. Les difficultés de l’enfance
Le début, qui a lieu entre trois et quatre ans, se manifeste sous des aspects polymorphes. On constate des difficultés de communication, donnant des enfants renfermés, cherchant à s’isoler, qui éprouvent un sentiment de solitude pénible. Ils peuvent fuir dans l’hyperactivité ou l’agressivité. La difficulté de relation se traduit parfois par des attitudes précieuses, maniérées, des anomalies de l’ajustement postural.
Ces enfants recherchent une relation fusionnelle avec la mère et ont de fortes tendances dépressives dues à la crainte d’abandon et à l’impossibilité de métaboliser l’absence. Avec les autres adultes ou enfants, il existe une distance et une coupure, ce qui empêche que se noue une relation vivante. On trouve par contre un attachement massif à certains objets. L'enfant vit des moments d’angoisse dépressive intense en particulier lorsqu’ils sont seuls ou mis à l’école. N’arrivant pas à gérer la séparation, ils se ressentent en perdition, en danger de mort.
Dans certains cas, on peut être alerté par des troubles du sommeil, de l’alimentation, des somatisations diverses et variées (dermatoses, sphère ORL, digestive). Il se produit parfois un retard d’apprentissage, une réduction et une fixité des intérêts, mais il n’y a aucun déficit intellectuel fixé. Dans les secteurs investis, les capacités sont satisfaisantes.
À l’adolescence, la fragilité se manifeste, car l’autonomisation met le jeune en face de tâches trop difficiles pour lui. Ces jeunes se sentent souvent perdus, sans repères et peuvent aller vers la marginalisation. Ils organisent une façade inauthentique pour faire comme les autres et adoptent des comportements d’emprunt. Il se produit des décompensations à ce moment.
2. Le caractère adulte
Le caractère s'affirme à l'âge adulte. On trouve un certain nombre de traits caractéristiques : égocentrisme, influençabilité, sentiment de différence, distance avec les autres. Le degré d’affirmation de soi est variable. On remarque d’abord un égocentrisme qui se traduit par la tendance à être principalement préoccupé de soi-même. Ce n’est pas un égoïsme agressif et intéressé, mais la tendance naïve et infantile d'être uniquement soucieux de ses propres problèmes.
Ces personnes sont influençables, suggestibles, se laissent facilement entraîner par les autres. Le sentiment d’être différent est caractéristique. Le sujet a l’impression de ne « pas être comme les autres », d’être à l’écart, coupé du groupe et de ses semblables. À un degré plus fort, il se sent étranger, égaré dans un monde qui n’est pas fait pour lui. Il a aussi la crainte que les autres ne s’en aperçoivent.
C'est parfois un « original sans contact avec le monde, chez qui l’idéal et la réalité coïncident », parfois qualifié de paranoïaques de souhait, mais qui est plus à sa place parmi les personnalités distanciées.
Deux inflexions du caractère sont possibles. Tantôt domine une inhibition, une timidité, des difficultés relationnelles. La personne a un sentiment de fragilité, de faiblesse. Elle craint ne pas savoir répondre, de ne pas savoir s’imposer socialement. Cette crainte est justifiée, car la personne distanciée est influençable, suggestible, et a du mal à résister à la pression des autres. À un degré de plus, c’est la crainte d’être envahi par l’autre, la mise en place d’une distance ou une fuite.
Parfois, le caractère est mieux affirmé : le sentiment d’existence est suffisant pour affronter les autres. Le sujet peut assumer des responsabilités et se défendre s’il en et besoin. Il a de meilleures possibilités d’intégrer l’expérience et n’a pas besoin d’une distance protectrice. La sociabilité est meilleure et le sujet apparaît comme un original, quelqu’un « qui a ses idées », un artiste.
3. Aspects cliniques caractéristiques
Les conduites et relations
Il existe toujours, à des degrés divers, une méconnaissance du « mode d'emploi » socio-relationnel. Pour y pallier, le sujet utilise des recettes comportementales qui marchent plus ou moins bien. Ce sont des savoir-faire que la personne essaye de placer en fonction des circonstances, mais qu’il ne ressent pas intuitivement. La personne est donc souvent prise au dépourvu et se retrouve facilement décontenancée.
Cet ensemble d’attitudes provoque des réactions d’étonnement et parfois l’agressivité de l’entourage. Le sujet devient, dans certaines circonstances, la tête de turc du groupe. La sexualité est rarement satisfaisante et vécue avec une sorte d’incompréhension.
On trouve aussi des conduites désadaptées dans la mesure où il y a un mauvais contrôle des impulsions sexuelles. En particulier chez les hommes au caractère plus affirmé : exhibitionnisme, harcèlement, séduction maladroite. Généralement, ces conduites s’arrêtent spontanément avant d’entraîner des conséquences trop graves. Les relations avec les parents, tout particulièrement avec la mère, se poursuivent à l’âge adulte. Le sujet habite chez ses parents, ou à proximité, leur téléphone journellement. Il se cherche un conjoint maternant. La mort des parents est l’occasion de décompensations délirantes.
Quelques syndromes caractéristiques
Les moments où la volonté n'a plus prise sont fréquents. Le projet de faire quelque chose (tel travail, telle course) ne peut être mis à exécution, car le sujet est envahi par des préoccupations incoercibles. La personne se jure de ne pas dire quelque chose, qui serait maladroit ou inconvenant, et le fait quand même malgré elle. D’autres fois, le sujet ne peut exécuter l’action prévue et en fait une autre, comme mu par un automatisme. La personne veut parler, mais reste muette, elle veut entrer quelque part, mais ses jambes n’obéissent pas, etc.
Le rationalisme se traduit par un discours coupé du vécu et manquant de bon sens, une pensée magique par correspondances symboliques. Les erreurs de jugement produisent des idées fausses tant sur le monde que sur soi-même. Il s’ensuit des conduites désadaptées et à certains moments contraires aux intérêts du sujet. Parfois, on remarque des actes bizarres : rituels domestiques ou sur le lieu de travail, cadeaux intempestifs, démonstrations gymniques, etc. Il s’agit de conduites à finalité diverses (renouer la communication, protester, se mettre en valeur, exprimer son amour), mais d’une grande maladresse.
On peut aussi inclure ici la description faite par Enrst Kteschmer des idéalistes qu'il nomme « paranoïaques de souhait ». Ces personnes, le plus souvent originales et isolées, défendent un idéal ou une idée pas nécessairement personnelle. Sans se battre, souvent même en se taisant, elles défendent à l'intérieur d'elles-mêmes un souhait, une cause au-delà de toute attention à sa justesse ou à son adéquation. Hantées par ceux qu'elles sont persuadées être de la corruption, de la malhonnêteté, du factice, de l'inauthenticité du monde qui l'entoure, ils peuvent très bien adopter un mode de vie marginale, vouant par exemple, un culte de la nature.
La mauvaise intégration corporelle et la tendance à la somatisation donnent des symptômes corporels divers et variés. Il y a une gaucherie ou une rigidité d’attitude. Ce peut être des symptômes corporels tels que le sentiment de flotter, de ne pas marcher droit, d’avoir des douleurs. On trouve aussi tous les troubles fonctionnels courants, nerveux, cardiovasculaires, digestifs, urinaires. Ces plaintes somatiques peuvent revêtir une allure hypocondriaque : certitude d’une atteinte organique et actes en ce sens tels que multiplication des consultations médicales, examens complémentaires répétés.
Les moments dépressifs prennent l’allure d’un envahissement inanitaire, vécu particulier lié à la perte du sens et au sentiment d’un monde vide. La vie paraît insensée, le monde absurde, et le sujet lui-même fait partie de cet ensemble insensé. Ce sentiment peut survenir en dehors de tout événement déclenchant. Il entraîne une forme particulière de dépression.
Épisodes déréalisants et délirants
La survenue d’épisodes déréalisants est déclenchée par des circonstances difficiles pour le sujet, comme une modification professionnelle, une rupture sentimentale, un changement de mode de vie. Ils provoquent une exacerbation du rationalisme et un envahissement symptomatique. Si les circonstances sont favorables (entourage rassurant, suivi médical), ils s’apaisent spontanément en quelque temps (quelques jours à quelque mois).
Dans l’ensemble, le délire est rare. S’il survient, c’est à la suite de circonstances déstabilisantes pour le sujet : naissance d’un enfant (psychose puerpérale), mort des parents (délire de négation), conflit humiliant, dispute, licenciement.
L'organisation du délire est lâche, il se développe en réseau agrégeant des éléments autour du thème central qui concerne l’un des événements susmentionnés. Il se nourrit d’interprétations et d’intuitions prises dans des raisonnements peu construits.
Selon les cas, il est plus ou moins riche et l’implication du sujet est variable. Il peut conduire à des actions délirantes cocasses ou à l’inverse à un repli du sujet dans son monde d’imagination. Il se produit aussi parfois des bouffées délirantes aiguës tout à fait typiques. Au bout d'un certain temps, le délire cesse et la personne retrouve son état habituel.
L’évolution
L’évolution dépend des circonstances. Dans un milieu favorable, en l’absence d’événement déstabilisant, elle peut être bonne.
Par contre, il peut se produire graduellement une aggravation due à des décompensations successives qui provoquent un échec social et un rejet de l’entourage, ce qui accentue la solitude et fait perdre à la personne ses appuis relationnels et son insertion professionnelle.
4. Le diagnostic différentiel
Le diagnostic différentiel concerne surtout les formes frustes et sans hallucination de la schizophrénie. D'apparition progressive, la schizophrénie simple se manifeste par l'isolement, le repli, l'inactivité. Il s'y associe des troubles somatiques vagues et multiples, sans étiologie biologique. Le patient se plaint d'une fatigue, d'une inertie. On ne trouve pas chez les personnalités distanciées le syndrome dissociatif caractéristique de la schizophrénie, ni l'évolution apragmatique et déficitaire.
La différence avec les paranoïaques sthéniques et agressifs se fait la différence de caractère, sur l'absence de quérulence et s'il advient, sur la forme du délire. Il n'est ni fortement structuré, ni très convaincant, et ne se chronicise pas.
Concernant la personnalité sensitive, la différence est faible et ce n'est qu'une question de nuance, sans intérêt pratique. Pour les personnalités dites de souhait, il n'y a pas de différence notable. (pour des détails sur ces personnalités, voir l'article sur les personnalités paranoïaques).
5. Théorisation psychopathologique
Une forme moyenne
C'est la forme d'organisation psychique psychotique la plus simple, sans défenses intenses venant compliquer l'organisation psychique. C’est ce qui explique que le caractère soit peu marqué. La crainte fondamentale concerne la survie. L’absence de réassurance laisse perdurer une instabilité et une crainte. Les autres effrayants et les identifications insuffisantes donnent des difficultés permanentes dans les relations humaines.
Dans les circonstances d’apparition, on remarque toujours une famille restreinte et élargie problématique : le père est absent ou mort ou nié par la mère, une des lignées est gommée, le rapport des générations est incertain. Le problème vient aussi d’un manque de réassurance : environnement inquiétant, absence de paroles de la part des parents, attitudes versatiles imprévisibles des colères, brusques tendresses, indifférence, mère ne jouant pas son rôle de pare-excitation et d’apaisement. Tout cela ne donne pas lieu à des manifestations bruyantes et la famille semble parfaitement normale.
Dans la première enfance, les angoisses de mort conduisent le moi à mettre en œuvre des mécanismes de défense spécifiques (projection, déni). Il se produit un infléchissement pathologique du fonctionnement psychique archaïque qui va perdurer. La crainte de mort est trop forte et elle empêche le bon déroulement de la première structuration si bien que l’individuation est insuffisante.
Les causes en sont diverses et peuvent se combiner : insuffisance de l’apaisement symbolisant, séparations trop longues d’avec la mère, inadéquation de celle-ci, non-métabolisation de l’absence grâce au symbolique, absence de rôle séparateur et rassurant du père. L’insuffisance du rôle paternel est ici constamment vérifiée. La problématique œdipienne surgit, mais l'entrée dans la troisième phase de structuration avorte rapidement. Le déni chasse les manifestations du désir œdipien et le surmoi garde une forme archaïque.
Le soi et faux-self
Le narcissisme s’organise de manière pathologique. L’existence propre, le sentiment d’être, se constitue l’indépendance du référent objectal, ne se mettent pas en place correctement. Le rapport au monde s’organise sur un mode hostile. L’enfant, n’ayant pas un bon objet idéalisé protecteur, n’est pas solidement investi. Le soi gardera une extrême fragilité. L’autonomisation se fait mal si bien qu’on trouve en plus une problématique de type limite : risque d’effondrement narcissique par perte du référent objectal.
L’organisation défensive est très différente de celle de la paranoïa. La faiblesse du soi et la compensation par un « faux-self » est typique : une instance qui remplace à la fois le moi et le soi. Le concept de faux-self a été introduit par Winnicott. Nous le reprenons ici pour désigner l’instance prothétique qui produit les « recettes ». Cette instance est dépositaire d’un mode d’emploi étranger au sujet, mais permet une adaptation. Il règle le rapport à la réalité de manière parfois maladroite.
L’attachement à la mère
L’attachement à la mère revêt une forme massive et entraîne une demande inextinguible qui cherche à se satisfaire sans succès vis-à-vis de la mère ou d’un substitut ou encore imaginairement dans des rêveries. L’inadéquation de la relation maternante et l’absence du père séparateur ont créé une pérennisation des relations fusionnelles insatisfaisantes et une demande infinie en ce sens. Une imago maternelle, bonne, idéalisé, surinvestie, produit un appel constant.
Le défaut de symbolisation
Dans cette forme moyenne, le défaut de représentation/symbolisation apparaît assez clairement. Les événements qui se produisent au quotidien et qui ont une importance pour la personne sont comme ignorés et énoncés sous forme de symptômes : somatisations, sentiments bizarres, actes compulsifs, illusions. La déficience de symbolisation contribue à faire apparaître dans la réalité ce qui anime le sujet. L’argument en faveur de cette théorie est que la symbolisation fournie dans le cadre psychothérapique stoppe les symptômes.
C’est possible ici, car le manque de symbolisation est moins massif et la projection plus faible que dans la paranoïa ou lors de décompensations. Cette déficience de la représentation/symbolisation peut être attribuée aux problèmes surgis au cours de sa mise en place durant la première structuration psychique de l'enfance: défaut de l’apaisement symbolisant de la part de la mère, défaut d’intégration de l’ordre symbolique (Loi commune) par insuffisance du rôle paternel.
Conclusion
L'intérêt d'individualiser cette forme clinique est de la différencier d'une maladie à facteur organique comme la schizophrénie, en particulier dans ses formes frustres. La prise en charge est en effet toute différente. Le traitement par neuroleptiques est désadapté et a des effets néfastes. L'indication thérapeutique est une psychothérapie au long cours.
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