De la postmodernité à la post-vérité
« Post » signifie après, postérieur dans le temps. Postmodernité et post-vérité voudraient donc dire que la modernité et la vérité seraient passées. Mais, ce préfixe signale aussi la perte d’importance ou de pertinence. Modernité et vérité seraient, non seulement passées, mais aussi dépassées ?
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. De la postmodernité à la post-vérité. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/post-verite-propagande.
Plan de l'article :
- 1. La postmodernité
- 2. La post-démocratie
- 3. La post-vérité
- 4. L'évolution actuelle
- 5. Le fond du problème
- Conclusion
Texte intégral :
1. La postmodernité
Une évolution sociale
Au milieu des années 1970, le cycle économique des Trente Glorieuses s’achève et les idéologies qui les ont accompagnées aussi. Les idéaux humanistes et progressistes de l’après-guerre ont été déçus. Le marxisme a révélé son revers dictatorial et on ne croît plus guère en une révolution salvatrice. L'islamisme quant à lui est en pleine ascension dans les pays musulmans. Rien d'étonnant à ce qu'en Occident l'époque soit à la révision des valeurs. Il s'est ensuivi un relatif vide philosophique et idéologique, ce qui a été signalé dans le livre L'ère du vide de Gilles Lipovetsky. Le libertarisme (ou libertarianisme) s’est développé surtout aux USA comme une contre-culture critique de l’idéal républicain, prônant un individualisme exacerbé.
Cette nouvelle ère intellectuelle s'est caractérisée par la perte de crédibilité des grands récits, religieux ou révolutionnaires, ou encore du marxisme, après les révélations sur les crimes staliniens. De plus, le postmodernisme ayant déconstruit et disqualifié le progrès et l’humanisme, il ne restait pas grand-chose pour nourrir la pensée : un vide s’est installé, aussitôt rempli par la publicité et le divertissement télévisuel. Lipovetsky note le dépérissement des grands projets collectifs.
Pour cet auteur, ce vide idéologique n'est pas nécessairement un mal et constitue, au contraire, une chance. En effet, l’individualisme progresse et chacun pourrait ainsi mener une vie plus autonome. Certes, c'est une avancée humainement intéressante, mais qui s'accompagne d'effets pervers tels que la perte de certaines des valeurs traditionnelles permettant la sociabilité. Cet individualisme a engendré un hédonisme désenchanté, une irresponsabilité, une indifférence, une autodérision destructrice. C'est le moment où se développe ce qui fait le sujet de notre article, le courant philosophico-idéologique postmoderne.
Postmoderne désigne une doctrine à contour flou qui se veut déconstructive, relativiste et antihumaniste. Le terme postmoderne sera employé après le milieu du XIXe siècle. Il apparaît en 1917, sous la plume du philosophe allemand Rudolf Panwitz dans La Crise de la culture européenne, pour désigner la fin supposée de la modernité et de la raison, fin annoncée par Nietzsche et causée par le refus de proposer autre chose.
En 1977, un architecte américain du nom de Charles Jencks publie un manifeste intitulé Le langage de l'architecture postmoderne. Ce livre lance le néologisme « postmoderne » qui sera par la suite largement réutilisé dans d'autres champs culturels. Le terme de « postmodernité » a été mis en valeur en France par le livre de Jean-François Lyotard : La condition postmoderne. Il a été largement repris et étendu. De quoi s’agit-il ?
Une philosophie déconstructive
Jean-François Lyotard suppose en 1979 que nous sommes entrés dans l’époque « postmoderne » (Lyotard J-F., La condition postmoderne : rapport sur le savoir, Paris, Éditions de Minuit, 1979.). Pour Lyotard, la culture contemporaine est postmoderne, car on assiste à un scepticisme croissant à l’égard du grand récit de la modernité : celui de l’émancipation par la raison et la connaissance, combiné au rationalisme universaliste des Lumières.
Les divergences antimodernes ont commencé avec Friedrich Hegel, qui a reproché à la modernité de priver le peuple de religion et qui a proposé la solution d’une philosophie-religion de l’Esprit-Un, dont il serait l’annonciateur (le prêtre séculier). Le plus virulent des antimodernes a ensuite été Martin Heidegger, qui a prétendu mener un combat contre la rationalité et prôner une séparation complète entre philosophie, science et technique. Il a proposé une philosophie subjective centrée sur la conscience au travers du temps, une philosophie de l’Être détaché de tout étant. Sa prétention à ce que le philosophe devienne le berger de « l’Être » et sa parole « le langage de l’Être » (Heidegger, Être et temps, p.172.) rappelle le projet hégélien.
La postmodernité a été précisée en déconstruction par un courant philosophique français (Jacques Derrida, Jean-Luc Nancy, Philippe Lacoue-Labarthe, Bernard Stiegler). Jacques Derrida définit son entreprise de déconstruction comme « une opération portant sur la structure et l'architecture traditionnelle des concepts fondateurs de l'ontologie ou de la métaphysique occidentale » (Derrida, Psyché. Inventions de l'autre, Galilée, Paris, 1998, p. 338.). De Heidegger à Lacan en passant par Deleuze et Derrida, on retrouve le même procédé rhétorique, le recours à un discours obscur obligeant à une adhésion croyante.
La France intellectuelle a, hélas, été championne du discours abscons, abusif ou franchement mensonger. Jacques Lacan doit sa notoriété à son « retour à Freud », qui en est le parfait désaveu, selon un « mi-dire de la vérité qui se soutient de la coupure du Sujet de l'inconscient au titre que, du langage, nul ne saurait prétendre qu'il soit un métalangage ». Vous aurez reconnu le style. Jacques Derrida et Jean Baudrillard ne sont pas mal non plus dans la déconstruction obscure. Les « nouveaux philosophes », Bernard-Henri Lévy et collègues, n'ont pas hésité à manier le paradoxe et la contre-vérité.
« Nos auteurs français sont aujourd’hui étudiés dans les universités et les grandes écoles, et particulièrement recommandés à l’attention des lecteurs dans les journaux et aux auditeurs des programmes culturels des radios. Nos intellectuels sont crédités de maints exploits : le renversement du sens commun, de la sagesse reçue, mais également d’une critique du langage, de l’idiome visuel, de la pensée scientifique, du réel, des institutions, bref, d’à peu près tout, et même de leur propre questionnement », écrit Roger Pouivet dans « Les origines de la post-vérité chez les intellectuels français » (The conversation).
Jürgen Habermas note que le reproche constant fait à la raison par les modernes (et postmodernes), nommément Hegel, Marx Nietzsche Heidegger, Bataille, Lacan, Foucault, Derrida, est d’instaurer une domination de la rationalité elle-même (Habermas J., Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard, 1988, p. 67.). En vérité, la valorisation de la pensée rationnelle n’a jamais eu qu’un effet limité dans la modernité.
Les travaux de Baudrillard, Deleuze et Guattari, Foucault, Derrida, ont été enseignés dans les universités américaines, sous le label de la French Theory.
Les postmodernes prônent le scepticisme, le relativisme, le doute. Ils dévalorisent la rationalité au profit d’une pensée obscure et souvent pédante, s’apparentant à un discours d’initié. Le domaine concerné est constitué par une vaste zone « grise » (à la scientificité incertaine) entre art, littérature, philosophie, sciences humaines, anthropologie, sciences sociales et sciences de la culture. L'optique postmoderne a été défendue par les intellectuels à la mode comme ceux cités plus haut, auxquels on peut ajouter Julia Kristeva, ou encore Paul Feyerabend, Jean Baudriard et Bruno Latour, pour citer les plus connus.
Le postmodernisme, en tant que mouvement philosophique, s’oppose aux valeurs de la période moderne européenne issues de la philosophie des Lumières et du positivisme (croyance en la science, au progrès, à l’humanisme). Il les assimile à une idéologie servant de masque au pouvoir politique et économique en place. Cette pensée soupçonne la raison d’être un leurre, met en doute la vérité (à chacun sa vérité) et l’universalisme (l’universalité démonstrative, l’universalité éthique). Elle propose un relativisme mettant toutes les valeurs et les civilisations à égalité.
La science contestée
La mise en doute de la science est caractéristique de la postmodernité. Citons Jacques Bouveresse à ce sujet :
« On peut penser qu’aujourd’hui la science est en train d’achever de se démoder et que l’hostilité aux spécialistes a atteint son maximum. Une idée qui se répand de plus en plus et qui passe pour particulièrement démocratique semble être, en tout cas, celle de l’égale dignité et de l’égale valeur de toutes les convictions et de toutes les croyances, qui interdit d’accorder un privilège quelconque à celles de la science, et en particulier des sciences humaines, aussi argumentées et justifiées qu’elles puissent être. Bourdieu s’indignait particulièrement de voir la sociologie invoquée régulièrement à l’appui de conceptions de cette sorte ». (Bourdieu, savant et politique, 2004).
Calcutt Andrew définit le postmodernisme comme « le renversement des valeurs, qui a abouti à fustiger l’objectivité [...]. Il y a plus de 30 ans, les universitaires ont commencé à discréditer la vérité comme l’un des grands récits que les personnes intelligentes ne pouvaient plus croire. En lieu et place de la vérité, qu’il fallait donc considérer comme naïve et/ou répressive, la nouvelle orthodoxie intellectuelle autorisait seulement l’usage des vérités, toujours plurielles, souvent personnalisées, inévitablement relativisées ».
Ce courant assimile la science à une pratique discursive du même type que les autres, en relativisant et délégitimant l'idée de vérité. La science serait un espace socialement agonistique non spécifique, dans lequel les controverses seraient de simples polémiques (des débats non contraints par les faits et par des règles de raisonnement). Enfin, elle a donné du crédit à la post-vérité, forme de pensée selon laquelle tout point de vue peut se prétendre vrai. Cette manière de voir s'inscrit dans une idéologie plus vaste de transgression des frontières, d'effacement des différences, et de minimisation des critères de vérité (c'est le règne de la post-vérité).
La déconstruction postmoderne a produit un doute tout particulier sur le projet d'édification de sciences portant sur l'Homme, la société et la culture. Une inflexion a eu lieu à partir de 1980, liée au militantisme en faveur des minorités. C’est la naissance des parasciences humaines, les « studies » (postcolonial studies, subaltern studies, ethnic studies, racial studies, gender studies, etc.), qui renoncent à l'objectivité et la neutralité axiologique, jugées inutiles ou hypocrites. Ces « cultural studies » ont en commun, pour l’essentiel, le programme post-moderne de déconstruction, visant à démontrer le caractère socialement construit – et donc supposément arbitraire – d’un certain nombre de catégories (notamment le sexe, la race, la valeur, l’identité, etc.) [...] » (Heinich N., French theory: petits malentendus transatlantiques).
Dans le sillage flou de la déconstruction s’est formé une tendance épistémologique dite « nominaliste », terme repris de la querelle médiévale sur les universaux. Cette épistémologie prône une position non réaliste dans les sciences humaines et sociales au titre d’un critique des approches réalistes ou essentialistes qui postulent l'existence d'entités sociales, psychologiques ou culturelles indépendantes de notre conceptualisation. Le nominalisme épistémologique rejette l'idée de réalités objectives. Cette attitude n’est pas dépourvue de fondement, mais exagérée. Si la réalité est construite par l’expérience, elle n’en comporte pas moins des possibilités d’objectivation.
Les sciences humaines, sociales et de la culture délimitent des champs de la réalité empirique sans réelle indépendance, car ils sont produits par l’action humaine. L’objectivation est délicate et les méthodes pour y parvenir doivent ruser avec les dilemmes posés par la quasi-identité entre l’observateur et l’observé, et le redoublement d’une construction de faits eux-mêmes construits. Dans ce contexte, le nominalisme est une position selon laquelle les catégories, les théories ou les modèles que nous utilisons pour comprendre le monde social ou humain ne seraient que des conventions et non les reflets d'une réalité solide. Les défenseurs de ce point de vue sont sceptiques quant à l'idée qu'il existe des structures sociales ou des entités indépendantes de notre manière de les conceptualiser.
Le nominalisme épistémologique se justifie fréquemment d'une volonté pragmatique. Plutôt que de chercher à déterminer si les concepts scientifiques ou les théories correspondent à des réalités objectives, le nominalisme se concentre sur leur utilité pour résoudre des problèmes pratiques ou pour organiser l'expérience. La vérité est délaissée au profit d’un effet sur contexte culturel ou social. Cet aspect n’est pas critiquable en soi. Disposer d'une pragmatique pour diriger son action est utile, mais ce n'est pas une approche scientifique.
Il s'est produit aussi dans l'enseignement de sciences portant sur l'Homme, la société et la culture un retour au passé, aux pères fondateurs, ce qui engendre une difficulté épistémologique. Repartir du point de départ, c'est négliger les avancées. C’est éviter de s’engager dans un travail démonstratif nouveau. C’est renoncer au progrès cumulatif du savoir. Se référer à un père fondateur, c’est admettre une vérité d’autorité plutôt que celle venue d’une méthode admise par la communauté des chercheurs.
2. La post-démocratie
Le terme a été inventé au début des années 2000 par un universitaire anglais, Colin Crouch. Selon cet auteur, la post-démocratie vient après un regain démocratique qui va de 1945 jusqu’aux années 1980, période de prospérité et où le rôle de l’État est effectif. Dans la zone Euro-occidentale un effort net a été fait pour assainir la politique et ancrer la démocratie.
Depuis la fin des années 1980, les institutions démocratiques restent en place, mais elles deviennent moins efficaces, privant les citoyens d'un réel moyen d’action via les élections. D’après Crouch, cette évolution vient d'un biais dans la pratique électorale, notamment à cause du pouvoir accru des élites patronales sur les instances politiques et, depuis 2001, de l’opacité des affaires d’État. Il montre l’influence des grosses entreprises, l’affaiblissement de l’importance politique des travailleurs. Il dénonce la déformation du débat politique et de l’action gouvernementale par les lobbies patronaux, en particulier dans la gestion des services publics.
Depuis les années 1970, les multinationales contrôlent l’économie et influencent les gouvernements nationaux. Le modèle de gestion économique, où le pouvoir est concentré dans les mains d’un PDG qui ne rend compte qu’aux actionnaires, est devenu prégnant. La perte de pouvoir économique des États ainsi que la puissance des médias remettent en cause l’équilibre démocratique : « l’essor du pouvoir des élites patronales est parallèle à l’affaiblissement de la démocratie » (p. 57), car ces élites visent à saper les fondements égalitaristes de la démocratie.
Les régimes politiques occidentaux auraient eu leur apogée démocratique un peu avant la Seconde Guerre mondiale pour les États-Unis, et dans les décennies qui l'ont immédiatement suivie pour les autres. Puis, la situation a évoluée : les institutions démocratiques demeurent, avec des élections libres, des partis politiques en compétition, un État de droit, la séparation des pouvoirs, etc. Mais, les décisions économiques sont prises ailleurs, dans d'autres cadres : les grandes firmes internationales, les agences de notation ou des organismes technocratiques comme la Banque mondiale. Bref, la mondialisation économique et le capitalisme financier auraient, pour une bonne part, vidé la démocratie de sa substance. Autre aspect néfaste, l'influence des fonctionnaires par le lobbying qui écarte les citoyens des décisions. La démocratie continue d’exister, mais en se vidant en partie de son efficacité politique.
Les États occidentaux démocratiques sont partiellement dominés par la technocratie et par les lobbies économiques et financiers. Les politiques ont perdu une partie de leur pouvoir, de leur crédibilité, et l'abstention électorale est forte. La politique est devenue un théâtre médiatique, alors que les véritables décisions semblent être prises en coulisses, à l'écart de la scène publique. Une partie de la population a pris conscience progressivement de son impuissance politique, au vu d'élections sans lendemains ou de référendum non suivis d’effet.
De gros doutes sont apparus sur la mondialisation, le changement technologique et l’échange marchand. Doutes aussi sur la probité des élites en place, face à des mensonges énormes comme ceux des chefs d’États, l’Anglais Tony Blair et l’Américain George Bush qui ont inventé des armes de destruction massive inexistantes pour justifier la guerre en Irak qui a déstabilisé le Moyen-Orient. Comment croire quelqu’un qui affirme : « Mon ennemi c’est la finance » et qui la semaine suivante se rend à la City de Londres pour rassurer les marchés ? Ne parlons pas de cet incroyable adage politique : les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Le mensonge est assumé publiquement avec cynisme.
Nous avons également eu droit, pendant des années, de la part des élites politico-médiatiques, à des discours en langue de bois destinés à masquer les réalités sociales difficiles. Tout cela a entraîné une défiance et un rejet des citoyens des politiques et de ceux qui leur sont associés, lobbyistes, journalistes, fonctionnaires, bref « l’establishment ». Et, par une extension bien injustifiée, un discrédit pour tout ce qui est savant et un rejet des « experts ».
Néanmoins, dans la plupart de pays occidentaux la démocratie résiste et le terme « post-démocratie » indique plus une dérive et une crainte, que le passage à un après de la démocratie en ce début de XXIe siècle.La situation Euro-occidentale n'est (pour l’instant) en rien comparable à celle de la Russie, de la Chine, et divers autres pays où la dictature s'est installée. Cependant, on sent un climat de doute et fatigue par rapport à de la démocratie.
La relation entre la post-démocratie et la post-vérité est assez étroite. Ce dernier terme est apparu dans l'hebdomadaire britannique The economist en septembre 2016 relié à la politique : post-truth politics (politique de la post-vérité).
3. La post-vérité
Le mensonge publique
Avec la post-vérité, il s'agit de mensonges publiques banalisés. Le mensonge grossier avait été prôné par Paul Joseph Goebbels, ministre de la Propagande sous le IIIe Reich, au titre que cela fonctionnait parfaitement auquel n'avait rien à envier Lavrenti Pavlovitch Beria pour qui la seule vérité était la vérité officielle. Plus généralement, tous les régimes politiques autoritaires manipulent la population par une propagande mensongère déclarée vérité.
Alexandre Koyré note que les régimes totalitaires donnent au mensonge une dimension nouvelle.
« Le mensonge moderne – c’est là sa qualité distinctive – est fabriqué en masse et s’adresse à la masse. Or, toute production de masse, toute production – toute production intellectuelle surtout – destinée à la masse, est obligée d'abaisser ses standards. Aussi, si rien n’est plus raffiné que la technique de la propagande moderne, rien n’est plus grossier que le contenu de ses assertions, qui révèlent un mépris absolu et total de la vérité. » (Koyré A. (1943), Réflexions sur le mensonge, Paris, Éd. Allia, 1996. p. 10-11).
Un terrain favorable au mensonge est favorisé par la suspicion de complot et de dissimulation des élites. Une partie de la population a tendance à
« croire réellement que la vérité est tout ce que la société respectable a hypocritement passé sous silence, ou couvert par la corruption ».
Ce propos de Hannah Arendt concernant la naissance du totalitarisme (Arendt H., Les origines du totalitarisme, le système totalitaire, Paris, Seuil, 2005, p.106) devrait nous inquiéter, car on trouve ce genre de suspicion de nos jours, suspicion que la multiplication des « affaires » n'est pas faite pour apaiser.
Calcutt Andrew fait remonter l’origine de la post-vérité à la postmodernité, mais c'est d'abord une nouvelle appellation du mensonge politique. La nouveauté est purement rhétorique. On a simplement travesti le mensonge en « fait alternatif », trouvaille ridicule qui ferait rire s'il ne se trouvait pas une partie de la population pour croire à cette ineptie. Lorsqu’on parle de post-vérité, il s’agit de discours publics dans le cadre de luttes idéologiques. Dans une lutte, le choix d’un camp supplante le plus souvent la recherche du vrai ; et ça, ce n’est pas nouveau. Dès l'instant où il y a des enjeux partisans puissants, l'adhésion à l'idéologie du groupe supplante la vérité.
Sur le web, les dénominations pour désigner les récits fallacieux et tendancieux ont fleuri : fake news (Allard-Huver, 2017), astroturfing, puppet mastering, intox, hoax, légende urbaine, etc. Comme le note Pascal Froissart,
« si les noms valsent, s’empilent et se superposent sans qu’on sache toujours si le contenu est différent. La raison d’un tel maelström conceptuel tient au fait que, bien que la réalité de la rumeur soit vieille et bien documentée, sa conceptualisation est nouvelle et encore largement discutée » (Foissart Pascal. Rumeur. in Publictionnaire, 2017).
Les manipulations idéologiques sont constantes et anciennes. Y a-t-il quelque chose de nouveau aujourd'hui ? Si on écoute les chaines d'information, on constate que le personnel politique ment en permanence. En permanence, veut dire absolument tout le temps. Ce sont constamment, des déformations, des propos douteux, des biais de raisonnement, des procès d'intention, des interprétations tendancieuses, etc. Chacun tire la couverture à lui de la manière la plus éhontée. La post-vérité ne serait-elle pas le nom à la mode d'une pratique permanente ?
La seule nouveauté, c'est l'amplification par le web et la participation de masse. On ne constate plus seulement l'emploi du mensonge par les responsables politiques et sa propagation dans les médias, mais la participation de la population aux fausses informations via les réseaux sociaux.
La surenchère déréalisante
Dans un entretien avec et Thomas Mahler, Raphaël Enthoven note une surenchère dans l'hypocrisie qu'il nomme la « post-post-vérité ». Selon lui c’est :
« l’ère du mensonge que la vérité n’annule pas. C’est l’ère du mensonge qui n’a même plus besoin de se faire passer pour une vérité alternative. C’est l’époque (la nôtre) où il est inutile d’opposer les faits aux fake quand les seconds sont plus désirables que les premiers. Dans le match entre le désir et la réalité, la post-post-vérité consacre la victoire du désir. Auparavant, quand on disait une bêtise et qu’on se faisait reprendre, on présentait des excuses. Désormais, on s’en fiche. Nul besoin d’étayer son mensonge ou de le grimer en fait. La vérité n’a plus d’importance. Il est inutile de faire semblant de la dire. Faites-vous le porte-parole du réel, dites que 2 + 2 = 4, et l’on vous accusera d’être conservateur. La post-post-vérité, c’est le paradoxe permanent d’un relativisme total, où la vérité n’est plus qu’une opinion parmi d’autres, évaluée, comme les autres, à son degré de plaisir. Si elle est agréable, on l’agrée. Dans le cas contraire, on la bannit » (l'Express,01/05/2023).
Classiquement, l'opinion est définie comme un avis intéressé. Ici, c'est un peu plus : on affirme ce qui fait plaisir !
Post-vérité et déconstruction
L'autre nouveauté, c'est la relation de la post-vérité avec l'idéologie post-moderne qui déconstruit les acquis civilisationnels, décrédibilise les savoirs sérieux et en particulier scientifiques. Maryvonne Holzen remarque :
« Héritière de la pensée déconstructionniste française (déconstruction du sens des mots), un relativisme de principe s’impose au point de faire valoir l’idée de faits alternatifs (à l’instar de la conseillère de Donald Trump en 2017). Puisque rien ne vaut et donc puisque tout se vaut, le mensonge, la contrefaçon intellectuelle ne sont sanctionnés d’aucun opprobre en termes de crédibilité ou d’accès aux médias » (Vérités scientifiques et monde commun. 2020).
La déconstruction est un courant intellectuel qui dérive et est inclus dans l'évolution postmoderne vue plus haut amorcée en philosophie par jacques Derrida. La déconstruction a affecté tous les savoirs sur l’Homme, la Culture et la Société et elle a eu des conséquences de méthode. Ce courant de pensée nie la possibilité de vérité par rapport à une réalité objectivable. Il valorise l’irrationnel. Le constructivisme y est poussé à l’extrême, ce qui aboutit à nier l’existence d’un réel indépendant. Il s’ensuit un relativisme généralisé qui met en doute la science.
Les opinions Occidentales ont, en effet, été travaillées par le relativisme et la critique de la vérité tous deux portés par l'idéologie postmoderne. Mais jusqu'à quel point ? On pourrait aussi faire valoir que les intellectuels et philosophes postmodernes se sont démis de leur devoir de vérité sous la pression d'un courant plus vaste qui les a emportés. Il n’est pas exclu que la pensée savante et pensée commune reposent toutes deux sur un socle commun.
Qu’est-ce donc qui caractérise ce moment actuel de post-vérité ? C’est une période dans laquelle les faits objectifs ont moins d'influence sur l'opinion publique que les appels à l'émotion. C’est un moment où le mensonge politique effronté n’est plus sanctionné et semble admis et amplifié par une partie de la population. C’est un temps où certains croient que le poids de l’affirmation est supérieur au raisonnement rationnel et aux faits vérifiés. Un temps où la vérité ne s'impose plus d'évidence face au mensonge, où la réalité concrète s'efface devant les fabulations et les illusions (omniprésentes grâce à la puissance d'internet).
Il est difficile d’affirmer que l’ère de la post-vérité soit un moment de montée en puissance du mensonge, car nous n’avons pas de statistiques ni même de repères sérieux à ce sujet. Il s’agit plutôt de sa banalisation et de son extension due à la médiatisation de masse. Si la post-vérité a une originalité par rapport à l'emploi traditionnel de la propagande en politique, c'est qu'elle est étrangement tolérée (ce serait de la « communication » !). Il existe actuellement une dénonciation de l'utilisation publique du mensonge, par une partie de la population qui répugne à ce type de discours. Mais une partie seulement, car une autre y participe via les réseaux sociaux en propageant des rumeurs. Sans parler de la classe politique qui, dans les démocraties, utilise avec ardeur la mauvaise foi, les procès d'intention, les mensonges de toutes sortes pour manipuler les électeurs.
4. L'évolution actuelle
Le courant militant dit « woke » (éveillé) est centré sur les questions identitaires (liées à la race, au genre, à l'orientation sexuelle, etc.) et conteste l'universalisme progressiste hérité des Lumières. Il refuse la neutralité dans les sciences et s'en prend aux œuvres du passé qui doivent être effacées (cancel culture). Jean-François Braustein insiste sur le fait que l'idéologie woke n'a pas de relation avec la French Theory et ressemble plutôt à une nouvelle religion (La religion woke, Grasset et Fasquelle, 2022.).
L'islamisme et l'islamo-gauchisme sont arrivés en Occident et suscitent des vocations et des actions violentes. Y répondent les populismes. À côté de cela le débat sur l'écologie et le climato-scepticisme fait rage. Le doute institué des années qui précèdent a fait de la place pour d'autres idéologies qui, elles, sont exemptes de doute et d'incertitude. Le vide des années 1970 est en train de se remplir par un bouillonnement nouveau.
Ces courants de type woke alliant le communautarisme à la focalisation exclusive sur l’opposition dominants/dominés ont une autre manière de s'inscrire dans la post-vérité, qui est l'entrisme idéologique. Il s'agit de changer le sens des mots. C'est ce que relève Nathalie Einich. Le wokisme opère par un entrisme sémantique, procédé « grâce auquel des mots à la connotation éminemment progressiste sont détournés vers des causes qui le sont beaucoup moins » (Heinich, Nathalie. L’entrisme sémantique du wokisme. Télos, 2023).
François Rastier parle du développement d'une « idéologie intersectionnelle » qui se prétend de Gauche et est surtout incohérente.
Elle prône une vision discriminatoire et inégalitaire de la société concernant le sexes la race l'ethnie, la religion, etc., qui serait à inverser.
La notion d'anomie, qui signifie difficulté à nommer, mais aussi perte des valeurs communes, convient bien pour décrire la situation. Le sociologue Émile Durkheim, l'emploie pour décrire les moments où les règles sociales sont incompatibles entre elles ou sont minées par les changements économiques et sociologiques. Cette évolution dépasse le cadre de cet article et nous la laisserons de côté.
5. Le fond du problème
Le fond du problème, c'est que l'Homme ne vit pas dans le concret, mais dans une vaste rumeur discursive qu’il fabrique individuellement et collectivement. Il produit et se nourrit intensément de récits de toutes sortes : mythes, légendes, religions, idéologies, propagandes, fictions, récits, faits-divers, etc. L’Homme vit avec, dans et au travers, cet univers fictionnel à partir duquel il bâtit une vie sociale qui elle-même s’en nourrit. Cette pensée fictive ruse avec la réalité concrète et sociale et, simultanément, la transforme, si bien que la séparation des deux devient parfois impossible.
Cet immense tourbillon sémiotique n’est pas un brouillard qui ne demanderait qu’à se dissoudre devant la vraie réalité. L’idéologie existe avec une grande force et s’intègrent à la culture au sens large. La propagande alimente de ce tourbillon géant. Aldous Huxley et surtout George Orwell en ont dénoncé les formes perverses. Ce dernier, dans ses livres La Ferme des animaux et 1984, a dénoncé l’utilisation du mensonge, des fausses nouvelles, de la falsification de l’histoire et des slogans contradictoires pour inhiber la pensée. Les propagandes totalitaires utilisent ces procédés pour manipuler efficacement les populations. Il y a une action directe et voulue.
Concernant les modes intellectuelles dans les pays démocratiques, c'est plus mystérieux. Il y a peu de manipulation concertée, mais plutôt une tendance qui se répand à un moment historique donné, grâce à un fond culturel favorable. Tendance sur laquelle certains surfent et qu'ils accentuent simultanément. D’autres suivent, d’ailleurs souvent sans mauvaises intentions, persuadés au contraire de « bien penser ». Au sein d’un milieu, on constate généralement une contagion idéologique. Les sciences sociales pourraient nous renseigner sur les facteurs favorisant telle ou telle idéologie, mais elles sont souvent contaminées.
Les élites intellectuelles ne sont en rien prémunies. C'est surtout chez elles que le postmodernisme a eu un écho. On peut y voir l’effet une carence éducative qui laisse les nouvelles générations désarmées face aux idéologies et à leurs thuriféraires. Ce n’est pas tant la question du contenu des enseignements que celle d’un manque d’apprentissage de la critique qui est en jeu. Avoir une distance critique prémunirait contre la séduction par des rhétoriques fallacieuses et la pression du milieu. Connaître les tenants et aboutissant de la méthode scientifique éviterait de croire que « tout se vaut » (Paul Feyerabend) en matière de connaissance efficace. Pour les connaître, il faudrait qu’ils soient largement enseignés, dès le collège.
Mais l'enseignement est en difficulté. La perte d'autorité des parents comme des éducateurs, les fictions idéologiques bien pensantes minent à l’éducation. En France certains enseignants s’alarment et interrogent la mission de l’enseignement. Ils demandent ce qu’il est absolument nécessaire de transmettre : Quels savoirs ? Quelles valeurs ? Quelle culture ? Il est étonnant que de telles questions se posent. Charles Hadji appelle surtout à une « réforme de l’entendement » au sens de la capacité à penser, par opposition à un empilement des savoirs (L’école de la République : un pilier dans la tourmente ? The conversation. 2023).
En ces années 2020, l’importance de l’éducation revient sur le devant de la scène politique après les échecs qui sont allés jusqu’au drame en France : depuis les incivilités des élèves, en passant par des atteintes répétées à la laïcité, jusqu'à l'assassinat de professeurs.
Conclusion
Nous avons essayé dans cet article de décrire le climat idéologique de désillusion postmoderne qui a touché de manière diffuse les sociétés occidentales et plus spécialement la France des années 1980 jusqu'à 2010. La philosophie postmoderne a prêché le relativisme, le scepticisme et la déconstruction des savoirs. Cette philosophie est maintenant dépassée. Le climat culturel a nettement changé. Il en reste un climat de déconstruction dans les milieux universitaires.
L'espace public a été envahi vers les années 2010 par les rumeurs, le complotisme, la post-vérité. On assiste à une banalisation et à une extension du mensonge et à l'étalage sans vergogne des opinions les plus infondées. Sont venues se greffer des idéologies diverses, de l'islamisme au wokisme, sans compter la montée des extrémismes et la propagande de pays non démocratiques.
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L'auteur : Patrick Juignet