La destruction créatrice et ses limites
La théorie de la destruction créatrice développée par Joseph Schumpeter permet de comprendre le mécanisme techno-économique à l'œuvre dans nos sociétés qui produit simultanément des innovations et des crises. Nous allons voir en quoi consiste ce processus, quelle politique il implique et ce qu'il est possible de faire pour optimiser l'innovation et la croissance. Nous pointerons ensuite les limites de ce système et tout particulièrement les revers humains et environnementaux qu'il engendre.
Pour citer cet article :
Beurgaud, Adeline. La destruction créatrice et ses limites. Philosophie, science et société. 2022. https://philosciences.com/destruction-creatrice-limites.
Plan de l'article :
- 1. Qu'est-ce que la destruction créatrice ?
- 2. Quels impacts humains ?
- 3. La destruction créatrice est-elle compatible avec les enjeux environnementaux actuels ?
- Conclusion
Texte intégral :
1. Qu'est-ce que la destruction créatrice ?
L'identification d'un processus économique
La destruction créatrice est une théorie économique développée par l'économiste autrichien Joseph Aloïs Schumpeter pour expliquer les cycles de la croissance économique. C'est un mouvement à considérer dans son ensemble. « Chaque mouvement de la stratégie des affaires ne prend son véritable sens que par rapport à ce processus et en le replaçant dans la situation d'ensemble engendrée par lui. » (Capitalisme, socialisme et démocratie, p.117) L’idée apparaît en 1911 dans Théorie du développement économique lorsque Schumpeter a noté que les innovations (de toutes sortes, mais surtout techniques) créent de nouveaux développements économiques qui provoquent la disparition de ceux devenus obsolètes ou non-compétitifs. C'est un « processus de mutation industrielle […] qui révolutionne incessamment de l'intérieur la structure économique, en détruisant les éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. » (Ibid, p.116). Schumpeter a ensuite développé cette théorie dans d’autres travaux. Dans Le Cycle des affaires, publié en 1939, il montre que les cycles économiques dépendent des innovations et, en particulier, des « grappes d'innovation ». Cela signifie qu’un progrès scientifique ou technique (par exemple, la machine à vapeur) amène avec lui d'autres innovations portées par cette découverte et que l’ensemble est pour un temps un facteur de mutation et de développement économique.
La destruction créatrice repose sur trois aspects qui sont des conditions et des conséquences :
- Le cumul des innovations : créer à partir de ce qui a déjà été créé, sans avoir tout à réinventer. L'innovation apparaît sur une base culturelle, scientifique et technique préexistante.
- La protection des innovations : pour que des personnes aient la motivation d'innover, elles ne doivent pas être spoliées de leurs inventions, cela nécessite une protection, ce qui se fait par le système des brevets ; « la protection procurée par les brevets, etc., constitue, en dernière analyse, dans les conditions propres à une économie de profit, non pas un facteur d’inhibition, mais un facteur de propulsion. » (Ibid, p.116)
- La destruction créatrice : sur le plan du fonctionnement économique, le nouveau détruit et remplace l'ancien devenu caduque. Cette conséquence n'est pas sans créer des problèmes sociaux.
Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel ont testé (confronté à la réalité avec des études, statistiques, etc.) ce modèle et proposé comment l'adapter aux enjeux actuels. Un modèle est une théorie qui simplifie la réalité en choisissant quelques hypothèses à partir desquelles on simule des interactions, si possible en mathématisant certains aspects. On peut le confronter à la réalité et le modifier en testant les prédictions ou en calibrant (modifiant) son fonctionnement pour l’ajuster. Celui dont il est question ici est bâti « autour d'une thèse centrale : celle du pouvoir de la destruction créatrice et de la transformation du capitalisme pour orienter ce pouvoir vers la recherche d'une prospérité plus durable et partagée ». Les auteurs présentent le résultat de leur étude dans un livre, Le Pouvoir de la destruction créatrice - innovation, croissance et avenir du capitalisme, paru en 2020 et ils proposent une politique pour optimiser l'innovation et la croissance..
Histoire des vagues de croissance
Les auteurs évoquent également le progrès technologique sous forme de vagues avec un décalage entre l'invention et la répercussion sur la croissance qui se produit en trois temps : - l'innovation fondamentale produit des technologies génériques qui « donnent lieu à une succession de vagues d'innovations secondaires, chaque innovation secondaire correspondant à l'adaptation de la technologie générique à un secteur particulier de l'économie. » (Le Pouvoir de la destruction créatrice, p. 61) ; - leur perfectibilité et la baisse du prix de vente ; - l'invasion du marché et de l'ensemble des secteurs de l'économie. Cela prend du temps, c'est pourquoi l'incidence des innovations sur la croissance se fait avec retard.
On notera que l’innovation dans le domaine économique peut prendre des formes diverses. Elles peuvent concerner plusieurs facteurs intervenant dans la production : l’introduction d’un nouveau produit, des nouveautés techniques, d’un nouveau procédé, l’ouverture d’un nouveau marché, la mise en place d’une nouvelle organisation ou l’utilisation d’une nouvelle ressource. « En fait, l'impulsion fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les nouveaux marchés, les nouveaux types d'organisation industrielle - tous éléments créés par l'initiative capitaliste. » (Capitalisme, socialisme et démocratie, p. 116). Schumpeter insistait sur le fait que ce sont les innovations induites par les progrès scientifiques qui sont les plus susceptibles de produire des ruptures. Aucune des grandes innovations n’a produit un chômage de masse sur le long terme, car les emplois supprimés sont remplacés par d’autres et, comme les entreprises sont plus productives et se développent, cela crée des emplois. Les emplois nouvellement créés viennent remplacer les emplois supprimés. Pour une croissance à long terme, les innovations doivent être cumulatives, et pour qu’un processus cumulatif se mette en place, il faut des institutions qui le permettent.
Aghion et les coauteurs abordent une question d’histoire particulièrement passionnante : pourquoi le décollage de la croissance économique s’est-il produit vers 1820, en Occident et pas ailleurs, ni avant ? Ils évoquent la conjonction de plusieurs facteurs :
- le développement des sciences et techniques permis par l’organisation sociale. Les inventeurs sont perçus comme menaçants dans les sociétés traditionnelles, mais pas en Europe à cette période ;
- le droit de propriété qui garantit aux innovateurs de ne pas être spoliés favorise les initiatives ;
- des institutions permettent à la technologie de devenir générique (d’engendrer d’autres innovations et d’autres techniques).
L'imitation et l'innovation à la frontière
On constate deux formes de développement techno-économiques, l'imitation, dite aussi politique de rattrapage, et l'innovation à la frontière. On rencontre la première dans les pays en voie d'industrialisation qui copient les entreprises performantes des pays développés, notamment par la diffusion des savoirs, rattrapant ainsi leur retard, ce qui engendre une croissance spectaculaire :
« la croissance repose sur l'innovation, mais une innovation qui consiste pour une entreprise dans un pays moins avancé à ''imiter'' ou ''adapter'' les technologies de pointe découvertes dans les pays plus avancés. Autrement dit, la convergence repose sur le rattrapage basé sur l'investissement dans l'imitation technologique. » (Le Pouvoir de la destruction créatrice, p. 169.)
Mais, le risque est de persévérer dans ce fonctionnement, ce qui ne permet pas de maintenir la croissance ni d'atteindre un PIB de pays développé. La Chine par exemple semble éprouver des difficultés à sortir de cette impasse.
« Les Chinois ont ainsi progressivement obtenu un accès aux technologies occidentales de pointe, ce qui s'est traduit par une forte augmentation de la qualité de leurs brevets, comme l'illustrent les développements récents en matière d'édition du génome. Cela étant, la Chine semble encore dans une logique de rattrapage, et peine à franchir la marche de l'innovation à la frontière. » (Idib, p177).
Une fois le retard suffisamment rattrapé, lorsqu'on se rapproche de la frontière technologique (recherches et innovations technologiques les plus avancées du moment), les institutions doivent adapter leur politique, notamment en investissant dans l'éducation, « plus un État américain est proche de la frontière technologique, plus l'investissement dans l'enseignement doctoral (research education) stimule l'innovation, mesurée par le nombre de brevets produits dans cet État. » (Ibid, p. 174) Mais aussi avec l'ouverture à la concurrence, afin que les entreprises passent de l'imitation à l'innovation et ainsi de devenir compétitives, d'entrer dans le processus de destruction créatrice et de permettre la continuation de la croissance économique, comme ce qui s'est passé pour Corée du Sud, « en affaiblissant les entreprises en place, la crise financière de 1997-1998 a permis l'ouverture des entreprises coréennes à la concurrence, et fait entrer la Corée du Sud dans le club des pays innovants » (Ibid, p.186).
Arrivée à la frontière technologique, l'innovation stimulée par la concurrence devient le moteur principal. Si une entreprise cesse d'innover en n'attribuant pas suffisamment de ressources dans la R&D (la recherche et le développement expérimental), elle s'éloigne de la frontière technologique. Elle perd alors en compétitivité et est amenée à disparaître, étant remplacée par les entreprises concurrentes innovantes :
« l'innovation ''à la frontière'' requiert davantage de destruction créatrice que l'imitation : en effet, l'exploration de nouveaux domaines est un processus risqué, et il faut faciliter la sortie de ceux qui ne réussissent pas pour donner leur chance à d'autres innovateurs potentiels. » (Ibid, p.175).
Comme dit précédemment, dans ce processus, il est important que les innovations soient protégées par des brevets suffisamment longtemps, afin que les entreprises puissent tirer bénéfice de leurs découvertes et de rentabiliser le coût de la recherche, ce qui permet de l'encourager. Ces brevets doivent être temporaires pour stimuler la concurrence et les innovations secondaires.
Une régulation nécessaire
Pour un bon fonctionnement économique, les auteurs prônent une juste mesure, un équilibre entre une régulation trop stricte et l'ultra-libéralisme basé sur une répartition égalitaire et modulable du triptyque marché/État/société civile. Une interaction efficace est nécessaire entre ces trois pôles : entreprise, État et société civile. La liberté d’entreprendre et la concurrence poussent les entreprises à innover. Mais il y a une limite, car l’entreprise innovante, après un temps, empêche de nouvelles innovations pour ne pas perdre la situation de rente ainsi créée et cherche à établir un monopole.
« Le problème des entreprises établies ne réside pas uniquement dans le fait qu'elles cherchent à empêcher l'entrée de nouvelles entreprises innovantes. Il est également lié à leur conservatisme en matière d'innovation et de progrès technique ». (Ibid, p.30)
« Favoriser les fusions et acquisitions permet aux entreprises superstars de grossir et de contrôler un nombre encore plus important de secteurs. À court terme, cela stimule la croissance, mais à long terme l'innovation et la croissance s'en trouvent davantage découragées. Il est donc nécessaire de repenser la politique de la concurrence, notamment la politique antitrust réglementant les fusions et les acquisitions, pour que les révolutions technologiques (TIC, intelligence artificielle, etc.) augmentent la croissance à court et à long terme. » (Ibid, p. 157)
Il y a donc une dynamique qui doit être entretenue par l’État et la société civile. L’État doit veiller à la concurrence entre les entreprises, encouragée notamment par la concurrence entre pays, la juste répartition des richesses et orienter les choix économiques. La société civile informée doit surveiller que l’État adopte une politique en adéquation avec ce qui est attendu,
« comme outil pour garantir la mise en œuvre effective de ce contrat incomplet. […] Lorsque les contrats sont incomplets, que ce soit dans une relation entre employeur et employé, créancier et débiteur, ou acheteur et vendeur, la mise en œuvre concrète du contrat dépend à la fois de l'allocation des pouvoirs spécifiés dans le contrat et des normes sociales en vigueur. L'échange revêt alors un aspect politique et social, et pas uniquement économique : en particulier, ce sont les normes sociales et la société civile qui les promeut qui limitent en partie les abus de pouvoir d'un employeur ou d'un créancier. » (Ibid, pp. 374, 375)
D'après les auteurs, les entreprises innovantes sont source de mobilité sociale, « les entreprises innovantes servent d'ascenseur social avant tout pour les travailleurs qui occupent les emplois a priori les moins qualifiés : manutentionnaires, secrétaires, agents de sécurité, ouvriers spécialisés, transporteurs, vendeurs. » (Ibid, p.111). Cela s'expliquerait par les compétences acquises dans l'entreprise au cours de son développement, compétences spécifiques et spécialisées devenues nécessaires à l'entreprise, ce qui est encouragé par l'État via les subventions à l'apprentissage.
2. Quels impacts humains ?
Les dérives managériales
Certaines répercussions sur les travailleurs sont abordées. Le changement provoque chômage et déclassement des travailleurs des secteurs dépassés avec des répercussions négatives sur la santé et le bonheur. L'impact délétère pourrait être réduit par des politiques adaptées. Il en existerait comme le montre le modèle danois de « flexisécurité » qui associe des allocations chômage élevées, une aide à la reconversion via des formations appropriées tout en permettant une grande flexibilité des emplois pour les entreprises (c'est-à-dire pouvoir facilement licencier). Cette politique d'accompagnement montre l'intérêt porté au processus de destruction créatrice en l'associant à un traitement social adapté.
« Pour le salarié, il s'agit de passer de la ''sécurité de l'emploi'' à la ''sécurité du travail'' ou ''de l'employabilité'' pour faciliter des transitions professionnelles dont la fréquence augmente en fonction de l'innovation ». (Ibid, p.279)
Mais, l’accélération du processus de destruction créatrice, soutenu par un management malsain, aboutit à une précarisation accrue et, dans cette course au profit et à la concurrence, à l'augmentation du travail sous-payé, des travailleurs de plus en plus nombreux à être surexploités, déshumanisés que ce modèle économique induit, ainsi que l'accroissement de l'individualisme.
« Le ''management par la terreur'' et l'aliénation quasi absolue d'individus réduits à un simple ''facteur travail'', à une pure ''ressource humaine'' ou autre ''capital productif'', ont été acclimatés dans nos sociétés au motif, ou au prétexte, de la ''mondialisation'' et de sa réalité concurrentielle. » (Libres d'obéir – Le management du nazisme à aujourd'hui, p.124)
Sans compter le fait que de plus en plus d'entreprises se déchargent de leur responsabilité en la reportant sur leurs salariés de plus en plus facilement éjectables et remplaçables, qui doivent « rebondir », « s'adapter » pour pallier les dysfonctionnements de l'entreprise, « se faire soi-même », deviennent responsables de leur malheur, entendre par là de ne pas savoir voir et profiter de l’opportunité, de l'aspect positif de leur précarisation, et incités à se faire aider de coachs pour être toujours plus performants.
La sociologue Eva Illouz, dans Happycratie, souligne bien ce transfert de responsabilité de l'entreprise vers le salarié. Elle le licencie, mais les sentiments de désespoir, d'injustice que ce dernier pourrait légitimement ressentir sont détournés avec l'injonction de considérer cela comme l'opportunité de par exemple réaliser le métier de leur rêve. Ils deviennent responsables de leur bonheur (et le sont donc également de leur malheur), ils deviennent responsables de leur précarité.
« Le travail de Ryan ne consiste pas simplement a annoncer aux salariés […] qu'ils sont licenciés. Il a pour tâche essentielle de neutraliser la colère et le désespoir provoqués par ce genre d'annonce, et d'instiller chez les personnes concernées l'optimisme et la conviction que de nouvelles perspectives s'ouvriront à eux. […] Une issue possible est cependant présentée à Bob. Cette issue, qui peut être favorable, dépend entièrement de lui – et plus précisément de sa capacité de changer profondément sa manière d'être et de faire. […] Perdre son emploi, ce qui en soi est catastrophique, est présenté comme une occasion inespérée de se transformer et de transformer son existence, de vivre en somme une sorte de renaissance, qui permettra de connaître le bonheur. Bob va commencer une nouvelle vie. Tout ne dépend plus que de lui. » (Happycratie, pp. 114, 118)
Elle nous explique qu'après la Seconde Guerre mondiale, on est passé du taylorisme à l'aménagement des conditions de travail en accord avec les besoins essentiels, notamment de sécurité : CDI, plan de carrière, évolution au sein de l'entreprise. Ensuite, il y a eu un glissement du capitalisme au néolibéralisme avec la remise en cause des besoins essentiels. On est passé à l'exacerbation de la responsabilité personnelle et à l'insécurité (flexibilité prônée, projets qui s'enchaînent). La précarité de l'emploi est présentée comme une condition au maintien des possibilités d'emploi. De plus en plus de personnes ont deux emplois simultanés (et pourtant des fins de mois de plus en plus difficiles) dans lesquels elles doivent être toujours plus efficaces et résilientes, c'est-à-dire s'adapter aux exigences et changements incessants et croissants.
« Il n'est donc pas étonnant que les organisations se montrent si intéressées par la notion de résilience : invulnérables, responsables et autonomes, capables de s'adapter sans difficulté aux changements, les salariés résilients correspondent au portrait-robot de l'employé idéal. La résilience permet ainsi de maintenir des hiérarchies implicites, de légitimer les idéologies dominantes et les exigences des employeurs. Quant au coût psychologique des situations professionnelles problématiques, instables, peu satisfaisantes à tous égards, les employés sont désormais invités à s'en occuper eux-mêmes.
Aujourd'hui, le salarié moyen change à plusieurs reprises de profession au cours de sa vie et signe bien plus souvent des contrats à durée déterminée. […] Enfin, il semble qu'une partie croissante de la population active peine à véritablement à joindre les deux bouts alors même que ces personnes mènent bien souvent de front plusieurs activités professionnelles » (Ibid, p. 141).
La concurrence s'étend aussi au sein de l'entreprise, entre les salariés. Ils doivent maintenant définir eux-mêmes leurs objectifs. Des tableaux comparatifs des performances individuelles des employés sont affichés, détruisant les liens, permettant d'essorer le « potentiel » de chacun et de se débarrasser sans scrupule des moins performants. Ou bien encore avec le système de notation par les clients « adoptés par les plateformes, fondé sur un modèle méritocratique, [qui] privilégie les ''bons élèves'' en leur facilitant l'accès à la clientèle, tout en pénalisant les ''mauvais'' qui risquent de recevoir de moins en moins de demandes de prestations, voire de se trouver ''déconnectés'' de l'application, en d'autres termes, licenciés. » (« N'oublie pas de commander la femme de ménage », in : Ubérisation, et après ?, pp. 60-61)
Ce type de pratiques managériales n'est pas si récent. Elles ont été en partie conçues par l'ancien criminel de guerre nazi Reinhard Höhn sous le règne d'Hitler et qu'il a recyclées avec un grand succès et enseignées pour former les managers. Ses livres sont devenus des références dans le monde du management et ont été maintes fois réédités jusqu'à sa mort en 2000. Pour Höhn, les officiers « doivent apprendre à ''penser'', à denken. Ce mot, il faudrait sans doute le traduire ici par ''réfléchir'' : il s'agit en effet moins de penser les fins que de réfléchir aux moyens d'atteindre les objectifs fixés par le commandement suprême. ''Penser'', dans l'espace de Scharnhorst et de Höhn, ne signifie donc pas participer à la plus haute réflexion, mais être apte à la plus basse », nous explique Johann Chapoutot, historien spécialiste d'histoire contemporaine, du nazisme et de l'Allemagne, dans Libres d'obéir – Le management du nazisme à aujourd'hui, p. 99. Libre d’obéir, oui, mais une liberté perverse, puisqu'il s'agit de la liberté de construire sa « prison » : « choisir » ses objectifs (qui est en réalité un faux choix, puisque fait sous la pression implicite - ou explicite - du manager, de la menace implicite - ou explicite - d'être licencié et remplacé), de comment les réaliser et de les atteindre. Si on ne les atteint pas, on n'en est bien évidemment le seul responsable et on doit en assumer toutes les conséquences, même si les objectifs étaient exagérés, « une responsabilité totale, absolue, alors qu'il n'avait décidé de rien. »
« Mais au chef revient, comme toujours, la responsabilité de commander et, désormais, de contrôler et d'évaluer. À l’exécutant incombe la responsabilité d'autant plus grande qu'il est libre d'agir de choisir les voies et les moyens les plus adaptés à l’exécution de sa mission. La contrepartie, en termes de responsabilité, est clairement édictée par Höhn qui écrit, comme on pousse un soupir de soulagement : ''La responsabilité n'est donc plus concentrée sur la seule et unique direction. Une partie de cette responsabilité est en effet transférée […] vers le niveau qui a pris en charge l'action. […] La conséquence de ces contradictions et de cette perversion est tout sauf théorique : ne jamais penser les fins, être cantonné au seul calcul de moyens est constitutif d'une aliénation au travail dont on connaît les symptômes psychosociaux : anxiété, épuisement, ''burn-out'' ainsi que cette forme de démission intérieure que l'on appelle désormais le ''bore-out'', cette ''démission intérieure'' à laquelle Reinhard Höhn, attentif à tout à 79 ans encore, a du reste consacré deux ouvrages pionniers en 1983. » (Ibid, pp. 114, 115)
Le recours au coaching
Heureusement, pour pallier ces difficultés et mieux se formater aux dégradations sociales induites par le management pervers, il est de plus en plus courant de faire appel à des coachs, soit en privé, soit directement dans l'entreprise. On peut ainsi « [a]méliorer ses performances, augmenter ses compétences, intensifier sa puissance... La rhétorique qui alimente le fond de commerce du coaching entre en totale consonance avec l'idéologie ultralibérale de notre temps. […] Sans avoir déserté les stades, le coaching a très vite su s'exporter dans le domaine de l'entreprise et c'est essentiellement en qualité de pratique managériale qu'il a gagné la France des années 1990 », nous disent Roland Gori et Pierre Le Coz dans L'empire des coachs : Une nouvelle forme de contrôle social, page 8. Ces pratiques s'insèrent parfaitement dans le modèle économique présent.
« La niche dans laquelle [le coaching] s'est développé est celle d'une culture en crise : crise économique, crise du lien social, crise des valeurs, crise des processus de subjectivation. Au moment-même où la précarité envahit tous les domaines de l'existence quotidienne, ou la fragilité des liens humains donne au sujet et à autrui un caractère jetable, liquide, flexible, interchangeable, éphémère, contingent, le coaching apparaît comme un système de contention sociale, de domestication sécuritaire autant que comme un mirage psychologique. » (Ibid, pp. 12, 13)
Le coaching s'inscrit complètement dans la politique économique actuelle et semble apporter une certaine légitimité aux méthodes managériales délétères et à la détérioration des conditions de travail en tant que pseudo-palliatif des conséquences néfastes sur la santé et la précarisation des travailleurs, promettant de leur offrir les clés de leur bonheur.
Bien que les auteurs du Pouvoir de la destruction créatrice semblent trouver une solution dans le modèle de « flexisecurité » danois et préconisent une juste mesure, un équilibre entre une régulation trop stricte et l'ultra-libéralisme, celui-là même qui est responsable (du moins en grande partie) de ces dérives, leur optimisme nous semble donc très idéalisé au vu des dégâts humains qu'il induit dans l'état actuel des choses.
Les plateformes de travail ou l' « ubérisation »
Autre exemple des effets néfastes induits par le modèle de la destruction créatrice, les innovations concernent également les formes de travail. La flexibilité de l'emploi a favorisé l’émergence des « plateformes allégées de travail » que l'on retrouve souvent sous le vocable d'« ubérisation » censées offrir liberté et autonomie aux travailleurs qui sont payés à la tâche, ou plutôt, de plus en plus sous-payés à la tâche. Ces derniers sont précarisés, sans protection sociale, car non-salariés, bien que cela s'avère être du salariat déguisé du fait du lien de subordination évident.
« Les indépendantes et les indépendants choisissent leurs clients, n'ont pas d'employeur, pas de lien de subordination et fixent eux-mêmes leurs tarifs. Ce qui n'est évidemment pas le cas des coursières et des coursiers qui ne choisissent ni leurs clients, ni leurs courses, ni les tarifs, tout étant totalement subordonnés à leur plateforme. » (Gay Fabien, « De ''Pédale et tais-toi !'' au Sénat, retour d'expérience sur la proposition d'une création de loi » in : Ubérisation, et après ?, p. 192)
Ils se retrouvent de plus en concurrence féroce les uns avec les autres, ce qui les isole d'autant plus, augmentant les risques psycho-sociaux. « Les livreurs sont isolés, seuls contre les ''collègues'', contre les clients et contre la plateforme. » (Le Lay Stéphane, Lemozy Fabien, « Mieux comprendre le vécu des livreurs des plateformes de travail » in : Ubérisation, et après ?, p. 177)
Les impacts sur la santé sont donc importants, car à cet isolement, il faut ajouter les risques pris pour aller toujours plus vite, en faire toujours plus, afin de tenter de s'assurer un salaire décent :
« l'obsession temporelle est présente au moment des livraisons […], le temps de travail devient sans bornes et l'engagement des corps repousse les limites de l'épuisement. Des enquêtes recensent d'ailleurs des livreurs travaillant entre 50 et 70 heures hebdomadaires. Cette auto-accélération permet, paradoxalement, de lutter contre la fatigue, mais surtout elle aide à ne pas penser à certaines dimensions du travail (peur de l'accident, peur du manque de commandes, etc.) » (Ibid, p.180, 181)
Tout cela est encouragé par les plateformes, par exemple avec des primes météo ou en "désactivant" les livreurs les moins performants. Ou ceux qui ont osé faire la grève, "désactivés" sous des prétextes fallacieux. « Cinq livreurs grévistes se sont fait expulsé de la plateforme, car ils avaient roulé, comme tous les grévistes, trop lentement... ».
Les promesses de la flexisécurité sont loin d'être tenues avec ce modèle de travail, bien au contraire, « la situation socioprofessionnelle des ''nouveaux entrants'' s'est vite dégradée. En fait, la plateformisation du travail s'est ''nourrie'' de la précarisation sociale existante, avant d'en renforcer les effets au détriment des travailleurs les plus fragiles » (Ibid, p. 166). On retrouve des pratiques similaires au sein de groupes monopolistiques tel Amazon. On assiste également à une explosion du nombre de stagiaires dans les entreprises.
« À l'époque, personne ne pensait qu'il y aurait des problèmes de société avec les stages, mais on s'est aperçu qu'une partie de l'économie reposait sur une main d'œuvre de jeunes diplômés, plus corvéables qu'un salarié, puisqu'on leur faisait miroiter une potentielle embauche à l'issu de leur stage. Des personnes sans aucun droit, puisque le stagiaire n'existe pas dans le droit du travail. Des personnes sans contrat, sans salaire, confrontées à des difficultés pour s'organiser car disséminées au sein des entreprises. » (Chaibi Léïla, « Économie des plateformes et enjeux européens », in : Ubérisation, et après ?, p. 199, 200)
Il reviendrait à l'État de mieux encadrer ces pratiques, afin de mettre fin à toutes ces dérives, alors qu'au lieu de les réguler, il les favorise. Certains pays ont commencé à faire évoluer les statuts par « les décisions judiciaires ou réglementaires qui ont permis de réintégrer dans le salariat les travailleurs des plateformes de livraison et/ou de VTC en Italie, en Espagne et au Royaume-Unis » (Méda Dominique, « Pourquoi et comment réintégrer les travailleurs de plateformes dans le salariat ? », in : Ubérisation, et après ?, p. 20). Les organisations en coopératives qui commencent à se développer peuvent également permettre un meilleur respect et une meilleure protection des travailleurs.
La société civile peut aussi agir par le biais des grèves, dont nous avons vu qu'elles aboutissaient bien souvent à la perte du travail de ces travailleurs. Cependant, les consommateurs pourraient influer en refusant d'utiliser ces services et en choisissant d'acheter dans des commerces respectueux des travailleurs et des livreurs, mais aussi en refusant les systèmes de notation.
Le modèle de « flexisecurité » danois présenté en modèle par les auteurs du Pouvoir de la destruction créatrice et les régulations prônées sont encore bien souvent utopiques.
3. Peut-on conjuguer destruction créatrice et enjeux environnementaux ?
Le dernier rapport du GIEC
Laissons la parole à Christophe Cassou, coauteur du premier volet du sixième rapport du Giec interviewé par Martin Koppe sur lejournal.cnrs.fr le 27 août 2021 :
« il est encore possible de limiter le changement climatique à 1.5°C, mais nous réaffirmons avec force qu’il faut atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2050. Nous démontrons que sans action immédiate, nous dépasserons ce seuil et que chaque incrément de température se traduit par des impacts démultipliés pour les sociétés humaines et les écosystèmes.
Nous insistons donc sur la nécessité de réduire drastiquement les émissions de CO2, mais aussi des autres gaz à effet de serre comme le méthane ou les oxydes nitreux. Au-delà de la seule question du changement climatique, on améliorera ainsi la qualité de l’air, avec des bénéfices immédiats pour la santé. Le changement climatique a été souvent présenté comme un horizon lointain, alors que nous l’expérimentons déjà et qu’il nous touche de plein fouet. Nous devons nous adapter à ce changement, l’avenir est entre nos mains pour en limiter les effets. [...] on peut considérer qu’aujourd’hui toute tergiversation, tout retard ou ambition non respectée en matière de politique climatique, est irresponsable. »
Comment inciter à l'innovation verte ?
Les vertus de l'innovation verte louées par Aghion et ses coauteurs nous semblent intéressantes : quels sont les freins à la transition de la part des entreprises et quels sont les leviers politiques pour inciter à ces transitions ?
Il est soulevé le problème de la "dépendance au sentier" : continuer à innover dans le domaine d'expertise même si celui-ci n'est plus le plus pertinent.
« Nous continuons d'utiliser le clavier QWERTY (ou AZERTY), conçu initialement pour les machines à écrire afin ''de réduire la fréquence des chocs entre les différentes tiges'', mais qui n'est pas la configuration optimale pour nos claviers actuels. L'innovation secondaire offerte par le clavier DVORAK est arrivée trop tard, ou, pour le dire autrement, personne ne s'en est saisi assez tôt pour permettre de changer radicalement le processus dactylographique. Dès lors, les entreprises et les usagers sont restés bloqués sur le standard QWERTY, pourtant moins performant. » (Le Pouvoir de la destruction créatrice, p66)
Autre exemple, améliorer sans cesse un moteur diesel bien maîtrisé et bien connu au lieu de réfléchir à des solutions n'utilisant pas d’énergies fossiles. Le soutien économique aux start-ups permet d'y remédier, ces dernières étant vierges et libres de développer d'autres technologies n'ayant pas déjà investi dans des moyens de production spécifiques. Le soutien à la recherche fondamentale s'avère également important.
Mais cette politique économique de l'innovation ne représente qu'une partie de la solution à la préservation de l'environnement. Selon nous, il y a un problème majeur : inciter les entreprises à innover sans cesse, même en réorientant leur activité dans "le vert", c'est rester dans une dynamique de toujours plus de consommation, de croissance pour la croissance. Il semble nécessaire de revenir à une plus grande sobriété dans nos modes de vie, sans pour autant renoncer à tout confort. Les innovations devraient servir cette « sobriété confortable » en améliorant le rendement sans pour autant que l'énergie économisée ainsi soit utilisée pour augmenter la performance, une performance superflue. Par exemple, une voiture dont le moteur innovant consomme moins, mais dont le gain est annulé, car cette voiture est inutilement plus grosse, plus lourde, plus puissante, qui peut rouler jusqu'à 250 km/h alors que la limite sur autoroute est de 130 km/h, équipée de toujours plus de gadgets, ou bien qui est un 4x4 surdimensionné qui sert à rouler en ville et sur route. « Selon les sources, la durée d’utilisation individuelle des smartphones en France est évaluée entre 23 mois et 37 mois. Ces durées, qui se seraient allongées de 6 à 12 mois entre 2013 et 2019 restent cependant éloignées des 5 voire 10 ans de durée de vie potentielle des terminaux mobiles. » peut-on lire sur le site de l'ACERP. Un nouveau téléphone tous les deux ou trois ans, une télévision toujours plus grande, etc., cela est-il vraiment nécessaire et indispensable pour une vie décente et confortable ? Juste pour un plaisir fugace ? Pour rehausser ponctuellement son estime de soi ? Son image sociale ? Satisfaire nos caprices d'enfants gâtés insatiables ?
Il faudrait lutter contre cet effet qu'on nomme l'effet rebond (ou paradoxe de Jevon) direct et indirect : l'annulation des gains énergétiques par une consommation accrue.
Autre exemple cité sur le site de la Commission de l'éthique en science et en technologie du Quebec (c'est nous qui soulignons) :
« Prenons l’exemple de l’innovation technologique des microprocesseurs dans les années 70, lesquels ont permis d’intégrer l’ensemble des composantes électroniques d’un processeur au sein d’un même circuit. Cet exploit technologique a permis d’optimiser de manière exponentielle la vitesse de fonctionnement des processeurs tout en diminuant leur consommation d’énergie. De plus, il a permis de miniaturiser les microprocesseurs, de manière à réduire considérablement la quantité de ressources premières nécessaires à leur fabrication. Les prix des microprocesseurs ont par conséquent diminué. Dans cette situation, si la demande en microprocesseur était demeurée la même, on aurait pu s’attendre à une économie de silicium et d’agents chimiques. Toutefois, au lieu de garantir cette économie de ressources, la demande de microprocesseurs n’a cessé de croître et les microprocesseurs n’ont depuis cessé d’être toujours plus puissants et à pouvoir repousser les limites du possible, contribuant par conséquent à l’obsolescence des appareils numériques ainsi qu’à l’accélération du rythme de leur renouvellement. » (« L’effet rebond : la face cachée du bilan environnemental des technologies numériques »)
Cette dernière phrase fait comme un écho amer aux promesses d'innovations vertes de la destruction créatrice. L'obsolescence occasionne un gâchis et une pollution accélérée.
Silicon Valley, berceau de l'innovation verte ?
Lorsqu'on s'intéresse à l'un des berceaux de l'innovation technologique, la Silicon Valley, le constat n'est guère plus réjouissant malgré les intentions affichées, par exemple, l'ouvrage de Michel Ktitaref, Révolution verte : Enquête dans la Silicon Valley. Il nous dresse un tableau idyllique et utopique. « Google a couvert le toit de son siège social de Mountain View avec [des] panneaux [solaires] et a lancé un programme permettant à ses salariés d'équiper leur maison à des conditions avantageuses. Signe que le mouvement devient sociétal, les entreprises ne sont plus les seules à économiser l'énergie et à favoriser les transports non polluants. La région pullule désormais d'installateurs d'énergies alternatives ou de solutions isolantes destinées aux particuliers. Même le pionnier du concept de voiture partagée à San Francisco, City Car Share, a constitué une flotte de voitures hybrides dont les adeptes mettent d'abord en avant le souci de réduire le nombre de voitures en circulation... » (Révolution verte : Enquête dans la Silicon Valley, p.10), l'avènement de la voiture propre, « imaginer que la voiture électrique pourra être assemblée sur mesure, comme c'est le cas pour certains micro-ordinateurs commandés sur Internet » (Ibid, p.79) ; « la conduite [automobile] totalement automatisée […] une voie centrale avait été aménagée, et truffée de capteurs enfouis dans le bitume, séparés de moins d'un mètre […]. Résultat, ces véhicules pouvaient voyager a priori en toute sécurité, à plus de 100 km/h en étant distants de deux mètres environ » (Ibid, p.20) ; s'approprier des compteurs d'énergie intelligents « [p]our impliquer davantage les consommateurs, ceux-ci ont la possibilité de transformer leur mode de consommation en un véritable activité ludique » (Ibid, p.55).
Bien qu'il y ait des actions vertueuses, comme l'incitation des employés à privilégier le covoiturage, à installer des panneaux solaires sur leurs habitations, etc., notamment par des partenariats, des aides financières, mais aussi par la valorisation sociétale d'un mode de vie moins énergivore, la recherche de solutions pour capturer les gaz à effet de serres, sur les énergies non fossiles, on reste dans le même modèle poussé à l'extrême : innover sans cesse, « ultra-technologiser » encore et encore, le tout enrobé de « développement durable », d'« énergies renouvelables », de « technologies propres », soi-disant. Les externalités négatives (les effets négatifs sur la société ou l'environnement provoqués par une activité économique) sont minimisées, voire occultées, mais souvent délocalisées à l'autre bout du globe. Quid de l'extraction des terres rares hautement polluantes ? de la difficulté du recyclage des matériaux ? des délocalisations de la production des composants de base ? En effet,
« [o]n constate aujourd’hui que l’essor de ce modèle fondé sur la micro-électronique et l’informatique, loin de permettre une sortie par le haut du capitalisme industriel, lui a au contraire permis de prendre une ampleur inégalée. Loin de conduire à une sortie du travail à la chaîne, cette nouvelle étape lui donne au contraire une impulsion inouïe : sur toute la surface du globe, les usines se multiplient pour produire puces électroniques, i-Pad et autres i-Phone "développés" par les chercheurs et les entrepreneurs de toutes les Silicon Valley du monde. L’observateur des technopoles est, à bien des égards, du "bon côté" de la division internationale du travail : il y a longtemps qu’on ne produit plus de puces de silicium dans la baie de San Francisco et que la mine de Mountain Pass, en Californie, ne lui fournit plus de terres rares. En partie invisibilisées par cette conversion des anciennes puissances industrielles à la soi-disant "économie immatérielle", l’exploitation et la pollution intrinsèques à ce modèle n’ont jamais été aussi générales et aussi démesurées. » (« L’utopie des technopoles radieuses, d’où vient-elle, où nous mène-t-elle ? », Célia Izoard)
N'oublions pas que les énergies renouvelables (éolien et solaire) sont des énergies intermittentes dépendantes de l'ensoleillement et du vent pour lesquelles nous n'avons actuellement pas solution de stockage importante du surplus de production et à un coût acceptable, et qui nécessitent de vastes territoires pour être installées à grande échelle, etc. Elles ne sont qu'une partie de la solution énergétique. Sans compter que la généralisation mondiale du tout ultra-technologique est utopique et de plus, est-elle souhaitable en termes de libertés individuelles ? Le projet avorté Sidewalk Labs proposé par Google à Toronto a de quoi faire réfléchir :
« créer un quartier sans voiture, ''radicalement accessible'', doté d'équipements tels que des trottoirs chauffants, des services de livraison robotisés, des réceptacles de déchets intelligents, des infrastructures qui s'adaptent au climat – à quoi devait s'ajouter le nouveau siège social de Google au Canada. […] Trois années après sa conception, ce qui était censé être un modèle mondial de croissance urbaine inclusive s'est transformé en un récit édifiant quant à l'avenir des villes intelligentes au sein des sociétés démocratiques. […] L'entreprise était critiquée pour son goût du profit et de la revente de données, et le projet était vu comme une captation de l'espace public par une entreprise privée. » (« Toronto : vicissitudes d'un progrès smart », in : Réinventons le progrès, pp. 129-130).
Il est évident que l'innovation scientifique et technique apporte des bienfaits inestimables. Il est cependant nécessaire de les orienter correctement à des fins durables pour l'environnement, et non pour inciter à une surabondance de consommation de biens accessoires. C'est également à la société d'être vigilante et de veiller à un encadrement par des politiques protectrices des libertés individuelles, tout en étant compatibles avec les enjeux écologiques actuels.
Conclusion
La théorie économique de la destruction créatrice permet de modéliser fidèlement les cycles économiques à l'œuvre dans nos sociétés actuelles, et les possibilités d'actions vertueuses, mais il montre des limites malgré l'optimisme de Philippe Aghion et de ses coauteurs. Pour faire face à l'urgence climatique, il nous semble que ce modèle devrait être tempéré, orienté vers plus de sobriété, privilégier l'innovation dans le recyclage, le « durable », l'amélioration des rendements, mais sans tomber dans le piège de l' « effet rebond », ce qui nécessite de modifier aussi les comportements. Pour cela, il faut une réelle volonté aussi bien des entreprises, des États via des politiques incitatrices, mais aussi l'adhésion de la société civile.
L'enchaînement actuel de plus en plus rapide des cycles de destruction et de création accélère la précarisation des travailleurs sous-payés, comme l'explosion de l'ubérisation, qui nécessiterait des politiques de protection de ces travailleurs. Cet emballement du processus de destruction créatrice altère le tissu social et favorise les techniques de management perverses.
Pour terminer, laissons la parole à Johann Chapoutot :
« Être rentable / performant / productif (leistungsfähig) et s'affirmer (sich durchsetzen) dans un univers concurrentiel (Wettbewerb) pour triompher (siegen) dans le combat pour la vie (Lebenskampf) : ces vocables typiques de la pensée nazie furent les siens après 1945, comme ils sont trop souvent les nôtres aujourd'hui. Les nazis ne les ont pas inventés – ils sont hérités du darwinisme social militaire, économique et eugéniste de l'Occident des années 1850-1930 – mais ils les ont incarnés et illustrés d'une manière qui devrait nous conduire à réfléchir sur ce que nous sommes, pensons et faisons. » (Libres d'obéir – Le management du nazisme à aujourd'hui, p.135)
« Le progrès est donc l'indifférenciation croissante entre administration et entreprise, secteur public et secteur privé. Aux deux ordres doivent être appliqués les mêmes principes d'organisation et les mêmes critères d'évaluation. […] L'administration publique est ainsi arraisonnée aux principes de l'économie privée. » (Ibid, pp. 117-118)
Nous n'avons pu que constater les effets fâcheux de ce type de fonctionnement avec un management entrepreneurial dans l'hôpital public lors de la pandémie de Covid-19. Sans compter l’aberration de la tarification à l'acte.
De là à faire de l'État une entreprise... à moins que l'entreprise monopolistique ne supplante les États...
Bibliographie :
Aghion Philippe, Antonin Céline, Bunel Simon, Le Pouvoir de la destruction créatrice - innovation, croissance et avenir du capitalisme, Odile Jacob, 2020.
Chaibi Léïla, « Économie des plateformes et enjeux européens », in : Ubérisation, et après ?, coordination Pascal Savodelli, Éditions du détour, 2021.
Chapoutot Johann, Libres d'obéir – Le management du nazisme à aujourd'hui, Gallimard, nrf essais, 2020.
Fechtor Anna, « Toronto : vicissitudes d'un progrès smart », in : Réinventons le progrès, Miquet-Marty François et al., Éditions de l'Aube, 2020.
Gay Fabien, « De ''Pédale et tais-toi ! » au Sénat, retour d'expérience sur la proposition d'une création de loi » in : Ubérisation, et après ?, coordination Pascal Savodelli, Éditions du détour, 2021.
Gori Roland, Le Coz Pierre, L'empire des coachs : Une nouvelle forme de contrôle social, Albin Michel, 2006
Illouz Eva, Cabanas Edgar, Happycratie, Premier Parallèle, 2018
Ktitareff Michel, Révolution verte : Enquête dans la Silicon Valley, Dunod, 2009.
Le Lay Stéphane, Lemozy Fabien, « Mieux comprendre le vécu des livreurs des plateformes de travail » in : Ubérisation, et après ?, coordination Pascal Savodelli, Éditions du détour, 2021.
Méda Dominique, « Pourquoi et comment réintégrer les travailleurs de plateformes dans le salariat ? », in : Ubérisation, et après ?, coordination Pascal Savodelli, Éditions du détour, 2021.
Schumpeter Joseph Aloïs :
Capitalisme, socialisme et démocratie, Bibliothèque historique Payot, 1990.
Théorie du développement économique. http://classiques.uqac.ca/classiques/Schumpeter_joseph/theorie_evolution/theorie_evolution.html.
Le cycle des affaires. http://classiques.uqac.ca/classiques/Schumpeter_joseph/business_cycles/business_cycles.html.
Teke Nicole, « N'oublie pas de commander la femme de ménage », in : Ubérisation, et après ?, coordination Pascal Savodelli, Éditions du détour, 2021.
Webographie :
Izoard Célia, « L’utopie des technopoles radieuses, d’où vient-elle, où nous mène-t-elle ? », https://www.cairn.info/revue-z-2015-1-page-4.htm?contenu=article (consulté le 17/04/2022)
Kopper Martin, « Le changement climatique nous touche déjà de plein fouet », https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-changement-climatique-nous-touche-deja-de-plein-fouet, 09.08.2021, Mis à jour le 27.08.2021, (consulté le 09/04/2022).
« ''Renouvellement des terminaux mobiles et pratiques commerciales de distribution » » : l’Arcep rend public son rapport remis au Gouvernement », https://www.arcep.fr/actualites/les-communiques-de-presse/detail/n/environnement-120721.html, 12 juillet 2021, (consulté le 09/04/2022).
« L’effet rebond : la face cachée du bilan environnemental des technologies numériques », https://www.ethique.gouv.qc.ca/fr/actualites/ethique-hebdo/eh-2021-02-26/, 26 février 2021, (consulté le 09/04/2022)
Autre ressource :
« Comment la destruction peut-elle être « créatrice » ? », Science en questions, Étienne Klein, France Culture, diffusé le 02/04/2022, https://www.franceculture.fr/emissions/science-en-questions/comment-la-destruction-peut-elle-creatrice