Duhem : instrumentalisme et holisme épistémologique
Pierre Duhem, physicien ayant vécu et travaillé de la fin du XIXe au début du XXe siècle, a développé une vue moins atomistique du monde que ses contemporains et une conception holistique de la science. Il est surtout connu pour son aphorisme « sauver les phénomènes » et la position épistémologique dite « instrumentaliste ».
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Duhem : instrumentalisme et holisme épistémologique. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/duhem-instrumentalisme-et-holisme-epistemologique.
Plan de l'article :
- Les débuts et le positivisme de Duhem
- L’instrumentalisme de Duhem
- Discussion sur l’instrumentalisme
- Le holisme épistémologique
Texte intégral :
1. Les débuts et le positivisme de Duhem
L’œuvre scientifique et philosophique de Pierre Duhem se situe vers la fin du XIXe siècle. Au milieu du XIXe siècle, la mécanique rationnelle était reine et semblait assise sur des fondements inébranlables. Mais, « l’accroissement rapide, incessant, tumultueux des sciences physiques est venu troubler cette paix et inquiéter cette assurance […] », écrit-il en 1903 (Évolution de la mécanique). Pierre Duhem fut l’un des premiers à comprendre certains des enjeux majeurs de la thermodynamique. Grand travailleur, il associe la recherche scientifique à l’histoire des sciences et à la philosophie.
Duhem adhère au positivisme scientifique. La science doit se limiter à la mise en évidence de lois expérimentales et l'objet de science est constitué par la mise en relation d'une représentation abstraite rationnelle (théorie) avec des régularités attestées empiriquement. C'est une attitude non réaliste eu égard aux théories qui doivent se contenter d'expliquer les faits. Nous verrons dans ce qui suit qu'il pousse le positivisme jusqu'à une position extrême dite « instrumentalisme ».
Pierre Duhem publie ses premiers articles d’épistémologie dans la dernière décennie du XIXe siècle (« Quelques réflexions au sujet des théories physiques » en 1892 et « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale » en 1894). Il donne, à ce moment, la première formulation de la thèse selon laquelle on ne peut juger une hypothèse isolément, en dehors de son contexte théorique. Ce qui peut être condamné, en cas de réfutation par l’expérience, c’est plutôt l’ensemble théorique auquel l'hypothèse appartient et dont elle dépend.
Autre thèse, originale pour l’époque, il dénonce comme une erreur l’assimilation de l’expérience ordinaire et de l’expérience scientifique et tout particulièrement dans la science physique. L’expérience scientifique n’est pas simple et immédiate, elle demande une activité complexe. L’observation comporte une part d’interprétation qui se fait à la lumière de la théorie, ce qui est loin de l’expérience ordinaire.
Si on y regarde de près, Pierre Duhem commence à transformer l'idée caractéristique du positivisme d'une nette séparation entre les faits et la théorie.
Dans son article, « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentales », Pierre Duhem énonce qu'une
" expérience de physique n'est pas simplement l'observation d'un phénomène mais qu'elle est, en outre, l'interprétation théorique de ce phénomène ".
Comme exemple de sa thèse, il décrit une expérience de laboratoire d'un plein de vue factuelle et montre les énormes distances qu'il y a entre cette observation et le but de l'expérience.
Pour combler cette distance,
" il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer, il faut être physicien " .
Duhem en arrive au principe suivant :
" Une expérience de physique est l'observation précise d'un groupe de phénomènes, accompagnée de l'interprétation de ces phénomènes ; cette interprétation substitue aux données concrètes réellement recueillies par l'observation des représentations abstraites et symboliques qui leur correspondent en vertu des théories physiques admises par l'observateur ".
Pierre Duhem n'adhère pas à l'hypothèse selon laquelle la science se ramènerait à une mathématisation de la nature et plaide en faveur de la méthode déductive, contre une science à prétention inductive. Il s'appuie sur la différence évidente entre les mathématiques, qui sont exactes, et les observations qui sont toujours entachées d’imprécisions. Il montre que la relation entre la réalité et le langage mathématique est complexe.
2. L’instrumentalisme de Duhem
Duhem rassemblera ses idées dans deux ouvrages : La Théorie physique : son objet, sa structure (publié en 1906) et dans Sozein ta phainomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, publié en 1908. Sur le plan de l'histoire des sciences, Duhem défend une continuité dans l'évolution. Il tente de montrer, mais ceci reste litigieux, comment la science moderne vient des transformations conceptuelles qui ont eu lieu au Moyen Âge et l'ont préparée dès le XVIIIe siècle.
Il nous faut d'abord voir le point de vue conventionnaliste (dit aussi instrumentaliste) que Pierre Duhem partage avec Henri Poincaré. Poincaré qui, dans La Science et l’hypothèse, soutient l’idée que les propositions géométriques ne sont ni synthétiques a priori, comme le prétendait Kant, ni analytiques, ni issues de faits expérimentaux, comme le voudrait l'empirisme, mais sont pour une grande part des conventions. Il étend cette idée aux hypothèses physiques.
Duhem affirme que, parmi les hypothèses sur lesquelles repose une théorie, un grand nombre n’ont pas l’expérience pour source et découlent seulement des conventions arbitrairement posées par le physicien. (Duhem P., La théorie physique, Son objet sa structure, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1914. Nouvelle édition Lyon ENS édition [en ligne]. 2016.).
Selon une idée fondamentale pour son épistémologie, on ne peut pas confirmer (ou infirmer) une théorie par une expérience, car toute théorie étant constituée par un ensemble d’hypothèses, on ne sait pas laquelle est confirmée ou infirmée. Il n’y a donc pas d’expérience cruciale possible, par laquelle on pourrait décider entre deux théories.
Cette conception holiste, exposée dans La Théorie physique : son objet, sa structure, qui diminue l’intérêt et la puissance du critère expérimental, s’accorde avec le conventionnalisme. Dans la théorisation, on pose des conventions qui relèvent d'un choix. La théorie dépend de postulats qui ne sont pas des vérités factuelles, mais des hypothèses. Le contenu des propositions physiques qui proviennent de ces conventions ne peut être confirmé ni réfuté de manière stricte par l’expérience. Les théories ont un caractère arbitraire, elles expliquent les faits à partir de certains postulats choisis par le physicien.
Opposé à toute interprétation matérialiste et réaliste de la chimie et de la physique, Duhem propose une conception qu’on qualifiera à sa suite « d’instrumentaliste », ce qui signifie purement opératoire et non réaliste. Les théories ne sont que des instruments pour expliquer le monde et ne doivent pas être interprétées de manière réaliste. Le terme instrumentalisme sonne un peu bizarrement, car il évoque l’idée d’instrument, mais il est consacré par la tradition.
La position épistémologique instrumentaliste est la suivante : La science ne décrit pas la constitution du monde, elle propose des théories concernant les phénomènes (les faits scientifiques) mis en évidence par l’expérimentation. Ces théories permettent des actions efficaces et des prédictions concernant les phénomènes. Cette position est proche de celle du positivisme, mais elle accentue la doctrine en interdisant complètement toute spéculation sur la constitution du monde.
Duhem s’inscrit dans la tradition scientifique qui a fait suite à Newton au XVIIIe siècle. L’explication par l’attraction unanimement reconnue a une puissance explicative sans préjuger de l’existence réelle des forces dont elle fait l’hypothèse. Cette épistémologie est considérée comme valide dans la plupart des champs disciplinaires.
3. Discussion sur l’instrumentalisme
Au fond, Pierre Duhem considère que la science n’a pas à se prononcer sur des questions métaphysiques. Du coup, il défend l’idée que le cardinal Robert Bellarmin avait raison contre Galilée, puisque la science ne doit que « sauver les apparences » en s’accordant avec les phénomènes, sans prétendre décrire la réalité ultime. Sur le fond, c'est une reformulation de la thèse positiviste, qui n'est pas chez Duhem un refus de la métaphysique, mais prend la forme d'une séparation radicale entre cette dernière et la science. En cela, il s'oppose à Marcellin Berthelot qui récuse toute métaphysique. Pour Duhem, ce sont deux domaines séparés.
Toutefois, il faut nuancer le propos, car on peut distinguer ontologie et métaphysique. Les sciences sont plus ou moins assises sur des considérations ontologiques qui ne sont pas étrangères à leur constitution et qui ne sont pas, à proprement parler, métaphysiques. Elles amènent à faire des hypothèses sur le réel sans outrepasser la raison ni entrer dans la croyance religieuse.
La conception instrumentaliste est suffisante et, sur un plan strictement épistémologique, on ne peut lui faire de reproche direct. Toutefois, elle peut être considérée comme excessivement restrictive, car la science donne une idée de la constitution du réel et réciproquement se guide sur certaines propositions ontologiques.
L'exemple typique d'une restriction malvenue est apporté par le refus a priori par Duhem de la théorie atomique, car elle repose sur l'hypothèse ontologique de l'existence des atomes, hypothèse qui ne doit pas exister en science. L'histoire a montré que cet a priori ontologique, fondé ou pas, a permis des développements majeurs en physique.
On peut aussi argumenter que les modèles théoriques sont certes des créations humaines opératoires, mais qu'ils tentent de s’accorder avec le monde et, de par ce fait, y correspondent au moins un peu. Par ailleurs, assimiler phénomène et apparence est discutable, car la réalité factuelle manifeste une résistance qui montre qu'elle n’est pas une simple apparence. On peut supposer une relation entre réel en soi et réalité empirique.
4. Le holisme épistémologique
Pour Duhem, il ne peut y avoir aucune réfutation ponctuelle d’une hypothèse en physique. Il y a, selon lui, plusieurs raisons à cela.
– Un fait vient d’une expérimentation qui met en jeu tout un ensemble de théories liées ensemble (et non pas une seule).
– Une théorie réfutée peut s’adapter grâce à des aménagements, tels que la modification d’une hypothèse auxiliaire (elle n’est pas d’un bloc).
Cela veut dire qu’il n’est pas possible de réfuter par l’expérience une proposition isolée, car c’est toute la théorie qui est confrontée à l’expérience. C'est une critique de l'expérience cruciale, attitude critique qu'il partage avec Henri Poincaré. La thèse, qui fut reprise par Quine, a ensuite été appelée la « thèse de Duhem-Quine » ou « holisme de la confirmation ». Il n’existe pas en physique de bloc empirico-théorique parfaitement isolé et, par là, réfutable sans conséquence pour le reste. Cette conception est plus subtile et s'oppose à la possibilité d'invalidation d'une théorie scientifique défendue par Karl Popper par une expérience cruciale. Il est d'ailleurs à noter que ce dernier est revenu sur sa proposition devant la difficulté d'application, car des hypothèses auxiliaires sont constamment utilisées avant d'abandonner une théorie.
Bibliographie :
Brener A., Duhem: science, réalité et apparence : la relation entre philosophie et histoire dans l'œuvre de Pierre Duhem, Paris, Vrin, 1990.
Duhem P., « Quelques réflexions au sujet des théories physiques », Revue des questions scientifiques, t. 31, 1892.
- « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », Revue des questions scientifiques, t. 34, 1894. Republié in : Les textes fondateurs de l'épistémologie française, Paris Hermann, 2015.
- La Théorie physique : son objet, sa structure, Paris, Chevalier et Rivière, 1906. 2e édition, Paris, Librairie Marcel Rivière, 1914. rééditée par Lyon ENS édition. 2016.
- Sozein ta phainomena. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée, Paris, Hermann, 1908. (Réédition : Sauver les apparences, Paris, Vrin, 2003).
- « Évolution de la mécanique », Revue générale des sciences pures et appliquées, XIV, 1903. (série de sept articles)
Poincaré H., La Science et l’hypothèse, Paris, Flammarion, 1917. http://henripoincarepapers.univ-lorraine.fr/chp/hp-pdf/hp1917sh.pdf