Les paradigmes scientifiques selon
Thomas Kuhn
Le terme de paradigme, utilisé par Thomas Samuel Kuhn, en 1962, dans La structure des révolutions scientifiques, ne désigne pas un modèle quelconque. Pour Kuhn, il s'agit des principes et méthodes partagés par une communauté scientifique. C'est un modèle épistémique qui fait autorité et regroupe les chercheurs pour un temps. Puis sera remplacé par un autre, après une révolution scientifique. Une telle révolution change profondément les manières de voir le Monde.
The term paradigm, used by Thomas Samuel Kuhn in 1962 in The Structure of Scientific Revolutions, does not designate any model. For Kuhn, these are the principles and methods shared by a scientific community. It is an epistemic model which is authoritative and brings together researchers for a time. Then will be replaced by another, after a scientific revolution. Such a revolution profoundly changes ways of seeing the World.
Pour citer cet article :
Juignet, Patrick. Les paradigmes scientifiques selon Thomas Kuhn. Philosophie, science et société. 2015. https://philosciences.com/paradigme-scientifique-thomas-kuhn.
Plan de l'article :
- Le concept de paradigme
- Les révolutions scientifiques
- Le concept de matrice disciplinaire
- Une révolution kuhnienne ?
Texte intégral :
1. Le concept de paradigme
Le travail de Thomas Kuhn rompt avec la façon de faire l’histoire de sciences, prépondérante dans les années 1950, qui supposait une évolution continue par accumulation du savoir selon la méthode scientifique grâce à des découvertes individuelles. Il se réfère à une nouvelle historiographie, initiée par Alexandre Koyré qui décrit la formation, à un moment précis, d’une nouvelle conception rompant avec la précédente. C'est à lui que l'on doit l'idée de révolution scientifique, idée qui sera reprise par Kuhn. La nouvelle forme scientifique présente une cohérence interne et n’est pas une affaire individuelle, elle est liée à un groupe formé des maîtres, contemporains et successeurs.
Il est intéressant pour comprendre le travail de Kuhn de situer son projet. On le trouve exposé dans la préface du livre The structure of scientifics revolutions publié en 1962. Thomas Kuhn nous apprend qu’il avait, vers 1950, des conceptions sur la nature des sciences et sur les raisons de leur succès issues de sa formation scientifique (en physique théorique) et de la philosophie des sciences qu’il avait étudiées. Une recherche et un enseignement en histoire des sciences lui firent douter de la justesse de ces conceptions.
Il s’ensuivit une recherche plus poussée en histoire et philosophie des sciences qui a soulevé plusieurs problèmes cruciaux : - Qu’est-ce que penser scientifiquement ? - Quel est le rôle des principes métaphysiques dans la recherche scientifiques ? - Comment les bases expérimentales d’une nouvelle théorie s’accumulent-elles ? - Comment se fait-il qu’il y ait des désaccords, dans certaines disciplines, sur les méthodes et les problèmes légitimes et pas dans d’autres ?
C’est en essayant de traiter cette dernière question que le plan de sa recherche est apparu à Kuhn et qu’il a forgé sa conception historique des sciences et les diverses implications philosophiques qui en découlent.
Le terme de paradigme, tel qu'il a été employé par Thomas Samuel Kuhn, concerne uniquement les sciences. Un paradigme naît
« d’une découverte scientifique universellement reconnue qui, pour un temps, fournit à la communauté de chercheurs des problèmes type et des solutions » (La structure des révolutions scientifiques, p.11).
Les paradigmes ont une fonction normative, ils façonnent la vie scientifique pendant un temps.
Thomas Kuhn insiste sur le fait que ce ne sont pas tant les méthodes que les manières inconciliables de voir le monde, les conceptions différentes de la nature, qui différencient les paradigmes entre eux.
« La science normale [...] est fondée sur la présomption que le groupe scientifique sait comment est constitué le monde » (Ibid., p. 22).
Selon Kuhn,
« L'utilité d'un paradigme est de renseigner les scientifiques sur les entités que la nature contient ou ne contient pas et sur la façon dont elles se comportent. Ces renseignements fournissent une carte dont les détails seront élucidés par les travaux scientifiques plus avancés. En apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable ». Un paradigme « détermine la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées » (Ibid., p.155).
Le mot paradigme, qui implique l’idée d’un modèle à suivre, est bien adapté pour décrire ce qui se passe dans les sciences, car la stabilisation et la normalisation y jouent un rôle important. Lorsqu'un paradigme est établi, on entre dans un régime de « science normale », selon le terme de Thomas Kuhn. La communauté scientifique adhère au paradigme et les recherches et l'enseignement se meuvent à l'intérieur du cadre épistémologique formé par ce paradigme.
« C'est l'étude des paradigmes ... qui prépare l'étudiant à devenir membre d'une communauté scientifique [...] » (La structure des révolutions scientifiques. p. 30).
Par l'intermédiaire de ce modèle, une tradition dans la façon de connaître se constitue.
« La recherche de la science normale est dirigée vers l'articulation des phénomènes et théories que le paradigme fournit déjà » (Ibid. p. 47).
La science est constituée par une façon de connaître reconnue et un savoir constitué. Le travail scientifique devient, dans ce cadre d'une science normalisée, un travail d'ajustement, de mise au point et de précision du paradigme.
« C'est à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute leur carrière. Elles constituent ce que j'appelle la science normale [...] » (Ibid. p. 46).
Dans la science normale, les difficultés de la découverte et les élaborations successives sont oubliées au profit d’une expression collective simplifiée. C’est cette expression collective qui produit des effets pratiques dans la conduite des recherches et dans la gestion institutionnelle. Il est donc important de rendre compte de ce modèle collectif de la science normale.
Dans toutes les disciplines, l’histoire montre une volonté de poursuivre et de répéter le paradigme qui a été jugé valide à un moment donné. C'est légitime et utile, car il se produit ainsi une synthèse intégrative qui permet la transmission et le perfectionnement du savoir. Mais, cela a pour inconvénient une dogmatisation qui, à un certain moment, devient préjudiciable à l'avancée des recherches. La science n'est pas un savoir à reproduire, c'est d'abord une connaissance à mettre en œuvre. Il faut, écrit Kuhn, refléter la recherche qui a donné naissance à un domaine scientifique et nullement se fier aux conceptions stéréotypées des manuels scientifiques.
Note : On remarquera, indépendamment de Kuhn, que la stabilisation du savoir dans les manuels est très importante pour l'édification d'un science. Elle permet une intégration récapitulative et de ce fait le cumul le progrès du savoir. C'est ce qui permet au chercheur de ne pas avoir à tout reconstruire en partant des premiers principes ou des auteurs anciens. Il peut commencer ses recherches « là où s’arrête le manuel », en partant du savoir acquis et des méthodes jugées efficaces. C'est une des caractéristiques de la science, de pouvoir s'appuyer sur des acquis fiables pour progresser.
2. Les révolutions scientifiques
Un préalable est nécessaire pour comprendre le lien entre paradigme et révolution scientifique. Kuhn ne croit pas à la réfutation simple et directe des théories comme l'a suggéré Karl Popper. En effet, une observation qui contreviendrait radicalement à la théorie est peu probable, car la production des faits (par l'expérimentation), tout comme leur interprétation, dépend de la théorie. Il suppose donc que l'affaire est plus complexe, car, si on fait une expérience qui dément le paradigme en place, cela suppose qu'il y a déjà eu une évolution (qui va amener un changement radical, une révolution). Le changement est progressif, mais aboutit à un moment de bascule où la transformation est radicale.
« Le passage au nouveau paradigme est une révolution scientifique. » (Ibid, p. 131)
Paradigme et révolution : des concepts liés
Pour Thomas Kuhn, les paradigmes se succèdent et l'on passe de l'un à l'autre par une « révolution », car ils sont inconciliables. À un moment de l'histoire d'une science, le paradigme qui modèle la science normale rencontre des difficultés. Des énigmes apparaissent. Il s'ensuit une crise qui dure un certain temps et peut provoquer un malaise et des dissensions dans une partie de la communauté scientifique. Une ou plusieurs nouvelles théories permettant de résoudre les énigmes se proposent. Un nouveau paradigme se forme et l'on abandonne le précédent. Le nouveau paradigme, à son tour, rencontrera des anomalies qui provoqueront une crise, et ainsi de suite.
Les changements qui se produisent sont radicaux. Les concepts changent, les vérités admises ne le sont plus, les méthodes évoluent, les conceptions ontologiques sous-jacentes se modifient, le travail des étudiants et des chercheurs se modifie et, finalement, c'est une nouvelle manière de voir le monde qui apparaît. Il y a une disjonction et une incompatibilité (une « incommensurabilité ») entre l'ancien et le nouveau paradigme. Plus largement, les changements de paradigme aboutissent à des « révolutions dans la vision du monde » (La structure des révolutions scientifiques, p. 157).
À l'origine du changement, on trouve des anomalies, c'est-à-dire des faits qui ne vérifient pas la théorie. Mais, une réfutation, même nette, ne produit pas un abandon immédiat de la théorie (ce qu'une vraie science devrait faire, selon Karl Popper). « Très souvent, les scientifiques acceptent d'attendre » (Ibid, p. 119). Il faut plutôt une accumulation d'anomalies et qu'un autre paradigme soit disponible, pour que la communauté accepte le changement.
« Décider de rejeter un paradigme est toujours simultanément décider d'en accepter un autre, et le jugement qui aboutit à cette décision implique une comparaison des deux paradigmes par rapport à la nature et aussi de l'un par rapport à l'autre » (Ibid, p. 115).
Thomas Kuhn insiste sur le fait que les paradigmes se succèdent et qu'il n'y a pas de réfutation « sèche » qui laisserait un vide, car « rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre, c'est rejeter la science elle-même » (Ibid, p. 117).
La formation d’un nouveau paradigme, puis le passage à un régime normal admis par la communauté est caractéristique de la science telle qu’elle naît en occident au XVIIe siècle. Auparavant, le mouvement du savoir ne suivait pas un tel processus, les écoles concurrentes restaient en rivalité.
Comme exemple de changement de paradigme, on peut donner le passage du géocentrisme à l'héliocentrisme. Avec cet exemple, on comprend pourquoi l'extension donnée par Kuhn au concept de paradigme a tendance à s'élargir considérablement : la controverse scientifique sur le système solaire (fondée sur des calculs mathématiques et l'observation d'irrégularités inexplicables dans la trajectoire des planètes) déborde sur notre manière de percevoir l'univers.
On peut ajouter que les changements de paradigme s'accompagnent pour les plus marquants d'un changement dans le « grand récit » sur le monde qui irrigue la société.
Révolution et incommensurabilité
Le terme « incommensurabilité » désigne le fait que des conceptions scientifiques issues de paradigmes différents sont inconciliables. Il y a une discontinuité entre elles.
Kuhn insiste sur le fait qu'avec le changement de paradigme, la manière de percevoir et de comprendre la réalité se modifie profondément. Ce n'est pas une simple réinterprétation des données :
« bien que le monde ne change pas après un changement de paradigme, l'homme de science travaille désormais dans un monde différent » (La structure des révolutions scientifiques, p. 170).
Pour les scientifiques, la manière de voir le monde change.
L'incommensurabilité viendrait des changements dans l'observation. Kuhn va au-delà de la thèse Bachelardienne selon laquelle l'observation dépend de la théorie qui la guide, il soutient que la perception des scientifiques change à la suite de la révolution scientifique en s'appuyant sur les travaux de N.R. Hanson (1958). C'est ce que l'on appelle la thèse de la dépendance de l'observation à la théorie.
Cela va à l'encontre de l’opinion positiviste classique selon laquelle l’observation est l’arbitre neutre entre les théories concurrentes. Cette idée du changement de perception et de dépendance des observations à la théorie doit être modérée, car, en même temps, il y a toujours une recherche d'objectivité dans la menée des expérimentations.
L'incommensurabilité est aussi une affaire sémantique. Le point de vue de Kuhn est, dans ce domaine, holistique. La signification des concepts est interdépendante, de telle sorte que la modification de quelques-uns entraîne une modification de la signification des termes associés. Il s'ensuit que, malgré l'apparence d'une terminologie conservée, toute la conception change. Le nouveau réseau conceptuel présent dans un paradigme physique formé par les concepts d'espace, de temps, de matière, de force, etc., redéfinit complètement la conception et la vision de l'Univers.
3. Le concept de matrice disciplinaire
Le concept de paradigme a été précisé par Thomas Kuhn sept ans après la première édition de son ouvrage. Il a proposé alors un nouveau terme, celui de « matrice disciplinaire », pour dénommer ce qui fait l’objet d’une adhésion du groupe scientifique, alors que celui de paradigme désignerait plutôt le modèle scientifique exemplaire présent au sein de cette matrice.
Il lui paraît souhaitable de dégager le concept de paradigme de la prise en compte de la communauté scientifique, qui est l'aspect sociologique du problème. Ce que partage une communauté scientifique et qui explique la communication entre ses membres, c'est leur « matrice disciplinaire » dont les divers composants forment un tout.
Thomas Kuhn distingue quatre composants dans la matrice disciplinaire :
- Les lois scientifiques et leur formalisation.
- La conception du monde et les procédés heuristiques.
- Les valeurs qui soudent le groupe des chercheurs.
- Le modèle de résolution des problèmes (le paradigme servant d'exemple).
C'est au point 4 que devrait être attribuée l'appellation de « paradigme » : c’est le rôle joué par les solutions et les méthodes de travail scientifiques déjà trouvées, considérées comme valides et qui servent de modèle pour l'enseignement et la poursuite des travaux. Ce sont les accomplissements passés qui servent d'exemple. Pour Kuhn, c'est l'aspect le plus novateur et le moins bien compris de son livre La structure des révolutions scientifiques.
Détaillons un peu le concept de matrice disciplinaire. Le terme de matrice disciplinaire
« implique une possession commune de la part des spécialistes d'une discipline particulière ; matrice, parce que cet ensemble se compose d'éléments ordonnés de diverses sortes, dont chacun demande une étude détaillée. La totalité ou la plupart des éléments faisant l'objet de l'adhésion du groupe [...] en tant que tel, ils forment un tout et fonctionnent ensemble » (La structure des révolutions scientifiques, p. 248).
Une matrice disciplinaire comporte plusieurs aspects :
- Des généralisations symboliques. Il s'agit des expressions employées unanimement par les membres du groupe, et qui peuvent facilement revêtir une forme logique (des lois physiques reconnues mises sous une forme mathématique par exemple).
- Des principes que Kuhn appelle métaphysiques. Le fait d'adhérer collectivement à certaines croyances comme l'équivalence entre chaleur et énergie, ou à l'élasticité des molécules. C'est une manière de concevoir le réel.
- Des valeurs concernant la science. Ce sont des opinions sur les conditions de validité, l'exactitude, la qualité des prévisions, la place de la science dans la société. Elles sont en général largement partagées par les différents spécialistes des sciences de la nature et leur donnent le sentiment d'appartenir à un groupe social. (La structure des révolutions scientifiques, p. 248-251)
- Des exemples-types qui apportent des solutions aux problèmes que les étudiants rencontrent dès le début de leur formation scientifique, ainsi que des solutions techniques aux problèmes exposés. C'est plutôt cela qu'il faudrait nommer paradigme. Thomas Kuhn repère ici un aspect important de la science, la partie constituée par la « connaissance tacite, qui s'acquiert en faisant de la science plutôt qu'en apprenant des règles pour en faire » (La structure des révolutions scientifiques, p. 260). La science se pratique, elle n'est pas réductible à un savoir et, si tant est que l'on veuille que la recherche perdure, il faut que la pratique se transmette.
Cette pratique renvoie à des aspects basiques tels que la perception. La perception implique un apprentissage complexe qui transforme les sensations par un jugement et une interprétation adéquate. Kuhn donne l'exemple des physiciens qui doivent être capables de reconnaître, en les différenciant, les traces des particules alpha de celles des électrons. Cet apprentissage est valable pour toutes les disciplines scientifiques. Il ajoute
« il y a si peu de manières de voir qui conviennent, que celles qui ont subi l'épreuve de l'usage du groupe valent la peine d'être transmises de génération en génération » (La structure des révolutions scientifiques, p. 266).
Thomas Kuhn recentre sa définition du concept de paradigme sur l’exemplarité que prend la nouvelle manière de résoudre le problème scientifique resté en suspens. C’est :
« le paradigme en tant qu’exemple commun » (Idid., p. 255)
Le paradigme-exemple est la manière de résoudre un problème resté énigmatique qui devient un modèle, car cette manière est jugée efficace et heuristique par certains membres de la communauté scientifique.
Ce modèle qui sert d’exemple à suivre a une grande importance, car il constitue le ciment qui fonde le collectif de chercheurs. Une fois le régime normal de la science atteint, le paradigme-exemple devient le cœur de l’enseignement de la discipline. Kuhn insiste beaucoup sur la ressemblance, similitude, analogie, permettant des déclinaisons du même modèle paradigmatique, en minimisant le côté logique et conceptuel.
L'expérience scientifique est très complexe. Elle demande non seulement des dispositifs d'observation et d'expérimentation liés à la théorie, mais aussi un apprentissage pour utiliser ces dispositifs correctement. Ceci fait partie de ce que, finalement, Thomas Kuhn nomme matrice disciplinaire.
Né après six ans de réflexion, le concept de matrice disciplinaire, qui inclut et permet de préciser celui de paradigme, est plus élaboré que ce dernier, mais c'est le paradigme qui a fait fortune et reste le concept le plus connu.
4. Une révolution kuhnienne ?
Khun a-t-il provoqué une révolution dans l'épistémologie et la philosophie des sciences ? Par son travail, il a changé la façon de voir la science dans les années 1960. Il a montré que les sciences ont une histoire, qu'elles ne sont pas isolées de la société et même de la sociabilité humaine (au sens des relations entre les personnes, des effets de groupe au sein des institutions). La science, c'est aussi la « communauté des scientifiques ». La Structure des révolutions scientifiques a brisé le clivage entre science et vie sociale. Il n'y a pas d'autonomie complète de la science eu égard à la culture et à la société. Mais, Kuhn ne met pas à équivalence tous les savoirs scientifiques.
Khun est-il relativiste ? Pour Alan F. Chalmers, « le choc entre les thèses de Kuhn, d'une part, et celles de Lakatos, ainsi que de Popper, d'autre part, a engendré une polarisation du débat entre rationalisme et relativisme » (Qu'est-ce que la science ?, p. 167). Thomas Kuhn affirme qu'il n'y a pas de réflexion neutre, purement rationnelle et universellement démontrable dans le choix des théories. Mais, Kuhn ne défend pas pour autant un relativisme. Il écrit :
« Les théories scientifiques de date récente sont meilleures que celles qui les ont précédées, sous l'aspect de la solution des énigmes [...] » (La structure des révolutions scientifiques, p. 279).
La position de Kuhn est nuancée. D'un côté, il admet que les valeurs de la communauté scientifique influent dans le choix des décisions et que ces valeurs dépendent de la société et de l'idéologie. De l'autre, il considère qu'il y a également des critères épistémologiques de décision (précision des prévisions, rationalité de la présentation, résolution des problèmes). Kuhn apporte une complexification dans la vision de la science qui contraste avec les tendances un peu rigides et simplificatrices de l'épistémologie traditionnelle.
À la question « qu'est-ce que la science ? », Thomas Kuhn répond que c'est une connaissance qui se confronte à la nature. Elle évolue de manière discontinue : après une période normale, une crise surgit et un nouveau paradigme se forme, puis il rassemble une majorité de savants, se stabilise, et ainsi de suite.
Il y a là une position originale et intéressante sur la science qui met l’accent sur la sociabilité instaurée par l’exemplarité du modèle. Le paradigme-exemple amène une nouveauté qui cimente le groupe et assure la transmission en centrant l’enseignement. On est très loin de Karl Popper qui mise sur la déduction théorique et la parfaite objectivité de l’expérience pour réfuter les théories.
L'absence de paradigme (de matrice disciplinaire) est tout aussi intéressante que le paradigme lui-même pour démarquer la science de ce qui en diffère. Durant les périodes antérieures à l'adoption d'un paradigme, ou pour les savoirs sans paradigme possible, on voit se développer une activité de recherche désordonnée, motivée par un désaccord sur les fondamentaux. Une multitude d’écoles concurrentes se succèdent, car chaque école remet en question les fondements mêmes des travaux des autres. Une œuvre collective ne peut se synthétiser et il n'y a pas de progression, car le groupe ne peut partir d'acquis communément admis.
Thomas Kuhn utilise une approche d'allure structurale à la fois épistémologique, sociologique et historique. Cette combinaison permet de montrer de manière intéressante la manière particulière dont la science se constitue et évolue. Au-delà de l'amélioration de la connaissance, les conceptions de l'univers se modifient profondément lors des changements de paradigme. Cette historicisation met en évidence ce qui passe inaperçu si on réécrit l'histoire des sciences de manière linéaire et idéalisée, à savoir que d'une époque à l'autre, la science change profondément.
Bibliographie :
Hanson, N.R., Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press. 1958
Kuhn Th., (1962) The structure of scientific révolutions, Traduction française : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.
(1969) "Postface", in La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.
Webographie :
Bird Alexander. Thomas Kuhn. Stanford Encyclopedia of Philosophy. 2011. https://plato.stanford.edu/entries/thomas-kuhn/
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