De plus en plus de pays virent à l’autoritarisme sous l'influence des nouvelles idéologies dites néoréactionnaires. Aux USA c'est aussi un néolibéralisme autoritaire qui s'impose. Il s’agit de gouverner les nations comme des entreprises, dirigées par quelques oligarques, sous la direction d’un chef autoritaire, voire brutal. Il faudrait en finir avec l'inefficacité démocratique ! Est-ce là des courants qui menacent la démocratie, le paradoxe étant qu'ils se réclament de la démocratie ?
En Europe, sont apparus les « nouveaux réactionnaires » qui, si on suit Daniel Linderberg, veulent réhabiliter l'ordre, l'autorité, et les valeurs traditionnelles, celles du « peuple réel ». Ils sont au pouvoir aux USA. Nous voyons à l'œuvre dans ce pays, après le wokisme et ses excès, une nouvelle idéologie réactionnaire et conservatrice.
Le livre de James David Vance, Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, en est un exemple. JD Vance présente une vision néo-conservatrice, prônant un retour aux valeurs familiales, à la religion et à la responsabilité individuelle. C'est une charge contre l'assistance sociale et le repli identitaire dont il décrit les méfaits chez les Hillbilly (habitants pauvres de la région des Appalaches). Le livre, publié en 2016, a connu un vrai succès aux USA. Cependant, un autre courant idéologique non moins important est à l'œuvre
Un libertarianisme qui vire
Un autoritariste suprématiste, voulant accélérer l’évolution capitaliste et en finir avec la démocratie a vu le jour. Cette idéologie est assez bien exprimée par les sorties tonitruantes d’Elon Musk. Les idéologues du mouvement semblent être Curtis Yarvin et Nick Land. Yarvin, d'abord partisan du libertarianisme, le trouve finalement inefficace. Dans un premier texte, « A Formalist Manifesto », il exprime sa déception par rapport au libertarianisme, qui est inapplicable en raison de la démocratie, car elle est fondamentalement « inefficace et destructrice ». Il se déclare royaliste, ou « restaurationniste », et considère le monarque comme le PDG d'un gouvernement-entreprise.
Par ailleurs Nick Land, ancien philosophe de l’Université de Warwick, leader d’un collectif intellectuel d’avant-garde, défend une perspective « accélérationniste ». Land critique le « misérabilisme » d’une gauche qui essaie vainement de contenir les effets néfastes du capitalisme. Il faut au contraire épouser son mouvement et l’accentuer. Land s'est intéressé à la pensée de Yarvin et lui a consacré une série d’articles intitulés The Dark Enlightenment, ce qui a fini par constituer une idéologie cohérente. Le nom qui sous-entend que la philosophie des Lumières est un obscurantisme (ce qui est aussi l'un des thèmes de la déconstruction postmoderne) ou, que lui, Nick Land, amène une lumière noire, bien plus éclairante.
Nous reproduisons la couverture originale de The Dark Enlightenment, noire avec ses flèches rouges.
Un néolibéralisme devenu autoritaire
L’élément fondamental de la pensée de Yarvin est la question de l’efficacité des systèmes politiques. Un modèle politique est bon s’il parvient à éviter la violence, c’est-à-dire l’apparition de conflits dont l’issue est incertaine. En cela, la politique est une lutte entre ordre et chaos au sein de laquelle « le bien, c’est l’ordre ». Toute autre question, comme la pauvreté et le réchauffement climatique, est insignifiante. Il s’agit d’affermir l’ordre existant pour construire une ingénierie politique efficace. C'est une nouvelle version du néolibéralisme, autoritaire et protectionniste, ce qui est quelque peu paradoxal, mais l'idéologie ne s'embarrasse pas de contradictions. Elle varie au fil du temps et des intérêts qu'elle défend. Milton Fiedman prévenait en 1962 : « La liberté est une plante rare et délicate [...] et le pouvoir attire puis forme des hommes d'une trempe particulière », qui la mettent en danger (1962). On voit d'évidence le renversement qui s'est produit au sein du néolibéralisme, devenu partisan de l'autoritarisme politique.
Dans cette perspective dite « formaliste », l’État américain est considéré comme une gigantesque entreprise engluée dans l'inefficacité. (D’où la nomination de Musk comme ministre pour rendre l’État efficace). L’erreur vient de ce que le personnel politique est enferré dans une mystique démocratique et dans une obsession de justice sociale. Créée par décret de la Maison-Blanche, le 20 janvier 2025, le ministère de l'efficacité exerce ses prérogatives en dehors de tout contrôle du Congrès. Son patron, Elon Musk, ne doit donc rendre des comptes qu'au président américain. L’idée est que ce sont « les ingénieurs qui doivent prendre les décisions ».
Le modèle de référence est la prospérité obtenue grâce à une prétendue « absence de politique » à Singapour, Dubaï ou Hong Kong, où, pourtant, l'interventionnisme politique est omniprésent. Ce néolibéralisme garde la foi dans un capitalisme débridé, mais il veut y associer un interventionnisme d'État qui le favorise, sous le contrôle d'ingénieurs-technocrates (considérés comme non politiques). Le gouvernement idéal est oligarchique. Sur le plan sociétal l'important est l'ordre. Il peut être laïque et, en cela, le néolibéralisme autoritaire se différencie du courant conservateur traditionnel.
Un autre idéologue influent est Peter Thiel, figure majeure de la Silicon Valley qui mélange libertarianisme autoritaire, transhumanisme et élitisme. Libertarien, il n'en est pas moins opposé à la concurrence et favorables aux monopoles d'entreprises qui dominent le marché nouveau. Il insiste sur le rôle décisif de l’entrepreneur« messianique », comme Steve Jobs, Elon Musk. On retrouve chez lui le refus de la démocratie. « I no longer believe that freedom and democracy are compatible. » (The Education of a Libertarian). La liberté dont il est question est celle des oligarques entrepreneurs, ce qui s'accorde avec son élitisme. Il a soutenu la campagne de Trump.
Trump semble s'inspirer des deux courants, néoréactionnaire et néolibérale autoritaire, comme l'a fait Jair Bolsonaro au Brésil. Il a combiné « autoritarisme politique, conservatisme moral et néolibéralisme économique » (Maud Chirio, 2025). Après le wokisme, un nouveau vent autoritariste populiste réactionnaire nous vient de l'ouest et trouve des relais en Europe. Souvent girouette idéologique varie, bien fol qui s'y fie.
La fin de la démocratie ?
Alors, fin de la démocratie ? Il faudrait donc la défendre ?
Le républicanisme libéral s'appuie sur la philosophie des Lumières (universalisme, vérité, science, liberté du jugement) que la dark ideology veut éteindre. Ce n'est pas nouveau. Zeev Sternhell, dans Les Anti-Lumières décrit une tradition intellectuelle anti-rationaliste, anti-universaliste et anti-individualiste s’opposant aux Lumières. Il y voit la matrice idéologique de nombreux courants réactionnaires, nationalistes et parfois proto-fascistes.
Les dirigeants autoritaires ont le plus souvent été élus (produisant des démocraties illibérales, ou « brutales » selon le terme d'Alexandre Loukachenko). De manière perverse, les leaders populistes s'attaquent à l’État de droit au nom de la démocratie. La démocratie se transforme en dictature populiste si le droit est bafoué par les élus, si la séparation des pouvoirs n'est pas respectée, si la liberté des médias, le pluralisme partisan, la liberté de manifester, la laïcité, ne sont pas assurés. Autrement dit, la démocratie doit aussi être républicaine et libérale pour ne pas virer à la dictature. L'appel à la démocratie peut être un leurre destiné à contourner le droit.
« L’État de droit, pour lequel on se bat depuis 1789, est fragile. Il y a un discours – et des actes – contre l’État de droit portés par certains politiques, à l’étranger, à l’instar de Trump, mais aussi de Bolsonaro ou d’Orban. Une telle approche aurait été inaudible il y a quelques années, mais ce discours se diffuse en France. Il rend possible une bascule de l'État de droit »,écrit à juste titre Anne-Charlène Bezzina.
Cet article simplifie la diversité des idéologies évoquées pour se focaliser sur la tendance autoritaire et oligarchique, qui est un danger pour les démocraties républicaines (fondées sur un État de droit garantissant les libertés). Les attaques idéologiques et politiques illibérales viennent de toutes parts. En cette année 2025, vent d'est et vent d'ouest se rencontrent.
Sources :
Friedman Milton, Capitalism and Freedom, Chicago, The University of Chicago, 1962.
Land Nick. Critique of Transcendental Miserablism. https://www.urbanomic.com/chapter/fanged-noumena-critique-of-transcendental-miserablism/
Land Nick. https://ia800800.us.archive.org/29/items/nick_land_writings/LAND%2C%20Nick%20-%20A%20Quick%20and%20Dirty%20Introduction%20to%20Accelerationism.pdf
Thiel Peter, The Education of a Libertarian. Cato Unbound. 2009. https://www.cato-unbound.org/2009/04/13/peter-thiel/education-libertarian
Vance, J.D., Hillbilly Elegy: A Memoir of a Family and Culture in Crisis, Harper, 2016.
Yarvin Curtis. A formalist manifesto. Unqualified Reservations. 2007. https://www.unqualified-reservations.org/2007/04/formalist-manifesto-originally-posted/
Yarvin Curtis. Moldbug on Carlyle, Chapter 1: From Mises to Carlyle: My Sick Journey to the Dark Side of the Force. 2010. https://www.unqualified-reservations.org/2010/02/from-mises-to-carlyle-my-sick-journey/
Francophones
Bezzina Anne-Charlène. Condamnation de Marine Le Pen : vers une bascule de l’État de droit ? The Concersation. 2025. https://theconversation.com/condamnation-de-marine-le-pen-vers-une-bascule-de-letat-de-droit-253998
Chirio Maud. Les méfaits du bolsonarisme. La Vie des idées. 2025. https://laviedesidees.fr/Les-mefaits-du-bolsonarisme-6470
Lindenberg Daniel. Le Rappel à l’ordre. La République des idées. 2002. https://www.repid.com/Le-Rappel-a-l-ordre.html
Miranda Arnaud. Curtis Yarvin et Nick Land, philosophes des "Lumières sombres". France culture. https://www.youtube.com/watch?v=krFQdLCx3kA
Juignet, Patrick. De la postmodernité à la post-vérité. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/post-verite-propagande.
Sternhell Zeel, Les Anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Paris, Gallimard, 2006.
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