Depuis plusieurs décennies, les chercheurs en sciences sociales se sont très largement engagés dans la voie du nominalisme épistémologique, allant même jusqu’à nier l’existence d’une réalité sociale objective, indépendante de toute observation, de toute description ou de toute interprétation. Une telle attitude contribue à démobiliser collectivement les chercheurs qui pensent que la pluralité théorique non seulement est irréductible, mais constitue une « richesse », qu’aucune synthèse intégratrice ni aucune cumulativité scientifique ne sont atteignables, et que l’idée de dégager des lois, des principes ou des invariants concernant le monde social est une folie positiviste d’un autre âge. C’est de ce relativisme et de ce manque général d’ambition que nous devons désormais sortir.
On doit critiquer cette épistémologie implicitement ou explicitement régnante dans les trois grandes sciences humaines et sociales contemporaines (anthropologie, histoire et sociologie), à savoir une épistémologie qu’on pourrait qualifier de « constructiviste » ou de « nominaliste ». Celle-ci ne croit pas en la possibilité de dégager des lois ou des principes généraux de fonctionnement du monde social, et conduit à penser qu’il n’existe pas de cumulativité scientifique dans les sciences humaines et sociales, et donc pas de progrès ou d’avancées possibles. C’est l’épistémologie formulée par Max Weber, qui écrivait en 1922 qu’« il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes » et que « c’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes ». C’est cette même conception qui a été développée par Jean-Claude Passeron au début des années 1990.
Cela conduit à affirmer que les sciences humaines et sociales relèvent d’un « régime de scientificité » distinct de celui des sciences qualifiées d’« expérimentales », mais j’y vois personnellement un abandon de toute ambition scientifique. Depuis que je lis des sciences humaines et sociales, j’ai forgé l’intime conviction qu’il y a, chez des auteurs, dans des disciplines et des traditions très différentes, des acquis fondamentaux, mais qui sont laissés en jachère. Ne pas valoriser ces acquis constitués au cours des cent cinquante dernières années par un travail collectif est un véritable gâchis qui nous conduit à faire du sur-place. Les arguments évoqués pour faire du domaine des sciences humaines et sociales une exception épistémologique parmi l’ensemble des sciences sont tous critiquables. À commencer par le caractère « expérimental » supposé des sciences physiques ou naturelles : ni l’astronomie, ni la climatologie, ni la biologie évolutive et bien d’autres sciences encore, ne sont le plus souvent en mesure de mettre en place des situations expérimentales.
De même, arguer du caractère historique, en perpétuel changement, des sociétés humaines pour révoquer en doute toute possibilité de formulation de lois générales peine à convaincre lorsqu’on a connaissance de la transformation des objets de la physique ou de la biologie : les planètes ou les galaxies naissent et meurent, l’univers est en expansion ; les espèces naissent et meurent et le vivant n’a cessé de se transformer (la position darwinienne est même, pour cette raison, qualifiée de « transformiste », et opposée au « fixisme »). L’évolution de l’univers physique et l’évolution des espèces n’ont pas empêché les savants de formuler des lois (loi de la gravité, lois de l’évolution des espèces). Enfin, les chercheurs en sciences humaines et sociales pensent, à tort, que leurs objets sont à la fois beaucoup plus complexes et singuliers que les objets des sciences physiques et naturelles.
C’est mal connaître l’infinie complexité de la matière, de l’univers ou du vivant que de penser que les physiciens ou les biologistes ne sont parvenus à énoncer des lois que parce que leurs objets étaient plus « simples » que les nôtres. Quant au caractère « singulier » de nos objets, là encore, c'est par ignorance des réalités physiques et biologiques que l’on présuppose que nous avons à affronter un problème spécifique : aucune planète n’est identique à une autre ; chaque espèce à des particularités qui la distinguent des autres. C’est parce que les physiciens et les biologistes sont parvenus à simplifier des réalités complexes, entremêlées, et à voir le général dans le particulier ou le singulier, qu’ils ont réussi à formuler des principes ou des lois, et non parce que le réel auquel ils s’attaquent serait moins complexe et moins singulier.
Près plus de cent cinquante ans d’existence, force est de constater que les sciences dites « humaines » et « sociales » peinent à être des sciences comme les autres, rendant difficile la tâche consistant à imposer l’évidence de ses résultats ou de ses principaux acquis. On pourrait imputer une partie de la responsabilité de cette situation au (mauvais) traitement politique des sciences sociales ou au caractère tardif et très limité de son enseignement, et l’on n’aurait pas tort. Mais le problème vient d’abord de l’intérieur même de ce domaine de connaissances.
Si beaucoup de chercheurs en sciences sociales sont convaincus de la nécessité de se montrer rigoureux dans l’argumentation et l’administration de la preuve et produisent des travaux robustes tout à fait dignes d’intérêt, bien peu au fond croient que les sciences sociales puissent devenir un jour des sciences comme les autres (sciences de la matière et de la vie notamment), capables de produire de la cumulativité scientifique et d’énoncer des lois générales du fonctionnement des sociétés. Des savoirs sans foi (scientifique) ni lois peuvent-ils être vraiment scientifiques ?
À la fragilité interne de ces sciences, s’ajoutent plusieurs facteurs contribuant à brouiller un peu plus les messages qu’elles peuvent transmettre. Les sciences sociales ont laissé se développer en leur sein une division du travail mal contrôlée qui engendre une multitude de travaux disciplinairement et sous-disciplinairement dispersés dont les apports ne sont guère cumulés ou articulés. Le sentiment d’éparpillement des travaux du fait d’une spécialisation trop poussée a par ailleurs été amplifié sous l’effet de la pluralité théorique qui empêche souvent, du fait de la concurrence entre « courants » ou « écoles », de voir, là encore, comment peuvent s’articuler des approches qu’on oppose trop souvent.
Derniers ouvrages :
Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines, Paris, La Découverte, Sciences sociales du vivant, 2023.
Bernard Lahire, Vers une science sociale du vivant (questions et avant-propos de L. Flandrin et F. Sanseigne), Paris, La Découverte, 2025.
Entretien avec Bernard Lahire :
Les sciences sociales : des sciences comme les autres
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